Un départ, un exil, une odyssée, programmation vidéo, Le Cyclop, Milly La Fôret
Bertille Bak et Lorena Zilleruelo 

Un départ, un exil, une odyssée. Trois temporalités invitant à une réflexion collective autour des flux migratoires actuels, tout comme des notions d’hospitalités et de communautés initiée par ce programme d’expositions et de projections du Cyclop à Milly la Forêt. Véritable lieu d’expression du collectif (celui d’hier tout comme celui d’aujourd’hui), il est une oeuvre d’art monumentale (22,50 mètres de haut, 350 tonnes d’acier) initié par Jean Tinguely et Niki de Saint-Phalle en 1969, avec la complicité de leurs amis artistes parmi lesquels Daniel Spoerri. C’est également un lieu questionnant l’idée de la création en commun en proposant régulièrement des projets in-situ tout comme une sélection de films interrogeant ses propriétés historiques et architecturales. Ainsi, sa nouvelle saison réunit plusieurs artistes parmi lesquels Bertille Bak – née en 1983 en France, vit et travaille à Epinay-sur-Orge et Lorena Zilleruelo – née en 1974 au Chili, vit et travaille à Paris. Toutes deux diplômées du Fresnoy (Studio National des Arts Contemporains), elles maitrisent le vocabulaire de l’image en mouvement tout comme celui de la narrativité à l’écran et partagent une méthode de travail basée sur de longues phases d’immersion au sein de communautés en mutation perpétuelle particulièrement peu visibles basées en France, en Europe et ailleurs.

L’oeuvre cinématographique de Lorena Zilleruello poursuit une analyse réflexive de la mémoire (individuelle et collective) de son pays d’origine (ses habitants comme ses exilés) tout en portant une attention particulière au témoignage. À entendre ici comme l’action de rapporter un événement, la déposition d’un témoin ou encore la marque d’une affection, s’agissant dans tous les cas d’un phénomène de récit à la première personne que l’artiste enregistre, collecte, archive, développant par la même une analyse sémiologique de ses différents statuts. À son arrivée à Paris, elle exerce un premier stage comme costumière au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine puis au Teatro Del Silencio, la compagnie franco-chilienne de Mauricio Celedon. De cette proximité intellectuelle, elle conserve son intérêt pour la littérature dramatique tout comme son questionnement sur la possibilité d’un théâtre sans acteur, ni scène, conservant néanmoins sa portée politique. Elle décide ensuite de poursuivre sa formation en école d’art, au Fresnoy et plus récemment à la Fémis, lui permettant ainsi de maitriser l’intégralité du spectre sémiotique inhérent au langage filmique. Lors d’un projet autour des autodafés orchestrés par la dictature chilienne Mémoire de livres (Installation sonore, 2005), elle reçoit le témoignage personnel de son père revenant sur le renversement du régime de Salvadore Allende. Il constitue à présent le personnage principal de Mémoire, réponse (12 min, 2005) un film particulièrement révélateur des mécanismes à l’oeuvre dans sa pratique de l’image. Reconnaissable notamment par une mise à distance du témoin tout comme du contenu de son témoignage par l’intermédiaire de filtres tels que la retranscription du discours ou encore l’intervention d’une image dans l’image. Interrogée sur le statut sémantique de ses oeuvres relevant soit de la vidéo d’art ou soit de l’image documentaire, l’artiste résout la question en oscillant sans cesse entre les deux, cumulant ainsi la possibilité de faire image, de faire témoignage et surtout de faire collectif.

En effet, chaque tournage est l’objet d’une immersion collégiale nécessitant l’investissement total de chacun.e des participant.es, ce fut donc naturellement le cas lors de la réalisation d’Ici c’est ailleurs (12 minutes, 2008) filmé en pellicule 16mm dans un studio du Fresnoy à Tourcoing. Pour ce faire, elle a demandé à de jeunes immigré.es de recomposer le récit de leurs arrivées en France tout comme leurs apprentissages de la langue. De par la pratique du discours tout comme le portrait photographique de leurs chambres d’adolescents capturés à l’aide d’un appareil polaroïd, elle les invitent à s’interroger sur les signifiants de l’image (cadrage, composition, enregistrement, diffusion).

En découle un dispositif complexe relevant à la fois de l’installation et de la parole portant une attention particulière au temps filmique et dévoilant une invitation à investir les espaces entre les images représentés par des fondus au noir; essentielles ponctuations entre les plans permettant au spectateur de se projeter dans le monochrome de l’histoire. En cela, se dessine une potentielle similarité avec les longs plans séquences doublés d’une voix-off caractéristiques du cinéma de Marguerite Duras (courageux dans sa dissociation de la parole et de l’image), mais aussi et peut-être davantage celui de Chantal Akerman. En effet, l’artiste étant particulièrement attentive à l’oeuvre de la réalisatrice belge et ceci à travers le temps imparti à la mise en place d’une situation à l’écran tout comme la possibilité d’éprouver sa temporalité et finalement de faire partie intégrante de l’image en tant que spectateur.rice.[1] Deux références majeures du cinéma contemporain laissant présager une grande réflexion autour du pouvoir de l’image en mouvement, de l’importance de la littérature et de l’oralité portés à l’écran.

De son côté, le cinéma de Lorena Zilleruelo s’apparente davantage à ce que nous pourrions provisoirement nommer comme “post-cinéma-vérité” (et notamment en référence à la scène d’ouverture de Chronique d’un étéde Jean Rouch et Edgar Morin [2]) dont l’objectif principal serait cette fois de restituer le plus fidèlement possible le témoignage tout comme l’émotion vécue lors de son enregistrement. Notre Tempo (13 minutes, 2013), le troisième film de la sélection semble ainsi prolonger cet avis en offrant différentes expériences à travers ses sous-chapitres (Porte (cassée), École (présent), Palettes (église), Peurer (verbe), Toujours (partir) , Vélo (de A à Z), émouvant portrait filmé, dansé, parlé, chanté, rendant hommage à une communauté tzigane installée aux alentours de Roubaix - ou comment Lorena Zilleruelo construit sa propre réponse tant collective que personnelle à la médiatisation récente du phénomène (psychologique) de résilience.[3]

Actuellement en résidence au sein de la Collection Pinault dans un ancien presbytère de la cité minière de Saint Théordore de Lens, Bertille Bak travaille en immersion et poursuit son investigation des Hauts de France. En effet, depuis plus d’une dizaine d’années, l’artiste développe une analyse des différentes notions associées aux communautés empruntant pour cela certains codes relatifs aux études ethnographiques ou sociologiques qu’elle détourne puis recontextualise dans le champ de l’art contemporain.

Devenue personnage principal de certaines de ses oeuvres, cette zone géographique, ses anciens sites miniers et sa ville de Barlin (dont elle est originaire) se métamorphosent alternativement en murs mécanisés déposant régulièrement des motifs de briques à l’entrée d’une galerie, en portes successives retenues par des chaînes de sécurité ou encore en fables filmées revenant sur les phénomènes d’intoxication liés à l’exploitation industrielle de la région souvent minimisés par les autorités sanitaires locales afin de diminuer les compensations financières des anciens miniers (Tu redeviendras poussière, 25 min, 2017). Apologue, récit fictionnel démonstratif exprimant une vérité sans volonté de moralisation, la fable telle que pratiquée par Bertille Bak semble proposer un portrait intime à caractère objectif du “vivre” tout comme du “travailler ensemble”.  Une analyse qu’elle applique également au discours de l’art avec une certaine ironie. À travers le choix des titres tout d’abord T’as de beaux vieux tu sais, Faire le mur, O Quatrième, mais aussi lors de certaines séquences.[4] En octobre dernier elle a reçu le Prix Mario Merz récompensant un nouveau projet de recherche autour des communautés tziganes installées aux alentours de Turin. Celui-ci semble prolonger d’autres investigations récentes et notamment lors de la préparation de Transports à dos d’hommes (15 minutes, 2012) - présenté à l’occasion de son exposition personnelle au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris [5] et plus récemment au Cyclop - ayant nécessité plus de six mois d’immersion au sein d’une autre communauté installée aux abords de Paris. En tant que membre à part entière (infiltrée à visage découvert) elle rencontre la confiance de chaque collectivité et construit collégialement une compréhension de leurs rites, de leurs habitudes, de leurs langages tout comme de leurs isolements quotidiens.

Effet spécial, trompe-l’oeil, chorégraphies monochromatiques à travers champs de colza ou encore envolées de poussins aux couleurs de l’arc-en-ciel, autant de mécanismes revenant sur l’invisibilité de certaines communautés qui n’est pas sans rappeler le témoignage de Luc Moullet au sujet de son affection et engagement pour la défense et la protection des terrils que semble partager la jeune artiste (il est d’ailleurs le lieu de tournage de ses premiers courts-métrages). Pourquoi les terrils m’intéressent-ils ? C’est que je suis en quelque sorte un enfant du charbon, mon père vendait des habits pour charbonniers, tout noirs, chaussettes noires, slip noir, mouchoir noir pour éviter les taches.”[6] Effectivement, Figures Imposées, (16 minutes, 2015) semble emprunter un mécanisme similaire, et ceci à travers une étude colorimétrique et chorégraphique des poses et figures imposées aux migrant.es lors du passages des frontières par transport aériens, nautiques ou routiers. Similarité des luttes, ces figures absurdes tant dans leurs exécutions que dans leurs durées sont exécutées au même endroit où furent interné.es des combattant.es républicain.es espagnol.es par l’état français quelques années plus tôt.

Et finalement Bleus de travail (10 minutes, 2019) le nouveau film de Bertille Bak produit et présenté en avant-première cet automne au Cyclop dévoile un essai sur les conditions de travail des enfants à travers la figure de poussins colorés (dans l’oeuf) traditionnellement vendus à l’approche des célébrations pascales sur les marchés marocains. Interrogée par cette pratique populaire qu’elle découvre lors d’une résidence au Maroc, l’artiste initie une nouvelle investigation sur le travail des enfants et notamment des “mineurs mineurs”[7] exercant dans les mines souterraines et décide de revenir sur l’origine du symbole de l’industrialisation moderne par l’intermédiaire du premier uniforme ouvrier dont la couleur bleu de prusse fut choisie pour ses qualités économiques, fonctionnelles et anti-taches (rappelant en cela La cabale des oursins de Luc Moullet). Cette première recherche - prenant comme personnage principal les gallinacés colorisés - révèle une métaphore de l’organisation pyramidale de notre société moderne largement alimentée par l’ineptie d’un consumérisme du divertissement à court terme.



[1] Entretien avec l’artiste, Novembre 2019. Et notamment News from Home, Chantal Akerman, 1977, 88 minutes, couleurs, sorti en salles en 1989 aux Etats-Unis. Documentaire d’avant-garde, monologue et portrait intime des lieux emblématiques de New York où vivait Chantal Akerman accompagné de la voix de la réalisatrice lisant les lettres que sa mère lui envoit entre 1971 et 1973.

[2] “Ce film n’a pas été joué par des acteurs mais vécu par des hommes et des femmes qui ont donné des moments de leurs existences à une expérience nouvelle de cinéma-vérité.” Chronique d’un été, Jean Rouch et Edgar Morin, 1960, 86 minutes, sorti en salles en France en 1961.

[3] Le terme résilience désigne à l’origine la résistance d'un matériau aux chocs, une définition qui sera ensuite étendue à la capacité d'un corps, d'un organisme, d'une espèce, d'un système, d'une structure voire d’une communauté à surmonter une altération de son environnement d’origine.

[4] “La société m'a largué et les Beaux-Arts m'ont sauvé, on a fini de trimer, maintenant on va briller.“ T'as de beaux vieux tu sais, Bertille Bak, 2007, 24 minutes.

[5] Exposition monographique, Circuits,2012, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, France.

[6] La Cabale des Oursins, Luc Moullet, 1991, 17 minutes, 16 mm.

[7] Entretien avec l’artiste, Novembre 2019.