In Memory of My Feelings
Réunissant seize artistes sélectionné·e·s suite au cinquième appel à projets de la relève organisé par Parallèle, le festival de pratiques artistiques émergentes internationales de Marseille,l’exposition présentée simultanément au Château de Servières, à art-cade, la Galerie des Grands Bains Douches de la Plaine et à Coco Velten, emprunte son titre à un recueil de Frank O’Hara.[1] À l’instar des textes sur l’art réunis dans l’ouvrage du poète queer nord-américain, elle propose d’établir une forme d’archive vivante des émotions, un laboratoire de réflexion invitant à découvrir et à parcourir, ensemble ou séparément, un autre versant de l’affectivité.
Un chemin aux contours non-binaires le long duquel les artistes partagent des récits individuels et collectifs issus d’investigations menées au long-cours. Une communauté temporaire en quelque sorte, déjouant l’interprétation inhérente à l’art en proposant des fictions mais aussi des non-fictions autobiographiques au cours desquelles l’affect se conjugue au singulier comme au pluriel dans une forme lascive et volontairement érotique.
Dans quelles mesures l’exploration et même la politisation de la vie sentimentale et sexuelle permet de comprendre l’affect comme système autonome ? Largement convoqué dans le champ de l’art et de la critique, l’affect influence chaque étape de production d’une recherche, d’une performance, d’une exposition et même d’un commentaire sur l’art. Le terme semble étirable et comprend par conséquent des synonymes tels que le sentiment, l’émotion, l’humeur.
Pourtant, la notion d’affect résiste à toute simplification et/ou catégorisation. Examiné par la sociologie du travail qui s’intéresse depuis plusieurs années aux diverses manifestations des émotions selon une perspective scientifique, plus largement managériale, économique et donc volontairement productiviste, l’affect reste relativement inexploré dans le champ de l’art.
Alors, quelles seraient les potentialités de l’affect ? Commençons tout d’abord par porter attention à sa temporalité. L’affect tout comme la théorie s’inscrit toujours maintenant.[2] Il est l’urgence du présent. Il est réel, il est exactement et précisément ce qui vous rend réel. Il est plus exactement cet immédiat compassionnel placé tout autour de vous. Il est une théorie sans début, ni fin. Il n’est pas une vertu mais un diagnostic.[3] L’affect est peut-être, finalement, cette impression d’insularité ayant évacuée tout sentiment de solitude.
Peu analysé en Europe, l’affect est l’objet de nombreuses considérations aux États-Unis. Sans surprise, l’attention se porte davantage sur le versant négatif des affects. En témoignent les nombreuses études portant sur ses manifestations physiques et physiologiques telles que la dépression, la négativité, la colère, la peur, la jalousie, la haine ou encore l’agacement.[4]
En quoi associer une forme de polarité et/ou d’effectivité au champ lexical des affects permet de les identifier, de les étudier, voire de mieux les comprendre ? Et quels sont les enjeux de l’identification et dans une certaine mesure de la labélisation des bons, des mauvais ou encore des vilains sentiments ? [5]
Ainsi caractérisé, l’affect signifie autant l’enthousiasme que l’exhaustion. Il est agent d’émancipation et vecteur de trouble dans lequel vivre, déambuler, exister.Il est tantôt désir contrarié, parfois plaisir fatigué. Il est pourtant luminescent, à la limite entre le jour et la nuit. Il aime cette routine de prendre soin et de réparer et ne désire parfois rien d’autre que de ne plus être épuisé. Pour ce faire, il devient verbe ou plutôt action.
Dans un phénomène similaire, les artistes de l’exposition nous encouragent à regarder, à observer, à imaginer avec joie, plaisir, ironie, humour, abandon, un nouvel équilibre des affects, une autre généalogie des sentiments. Alors oui, le temps des affects commence maintenant puisqu’il est même devenu notre seule futurité. [6]
Arlène Berceliot Courtin, Décembre 2022
[1] Frank O’Hara est un écrivain, poète et critique d'art autodidacte également curateur au Museum of Modern Art de New York à partir de 1965, considéré comme une figure majeure de la New York School.
[2] Le temps de la théorie est toujours maintenant. La raison d’être de ma résistance est de croire que le temps pour la théorie est toujours maintenant, déclaration de l’universitaire italienne vivant aux États-Unis, Teresa De Lauretis à l’origine de la théorie Queer. Voir: Critical Theory 30 (Winter 2004), © 2004, The University of Chicago.
[3] De plus, comme l’ambivalence de toute autre forme de pouvoir l’affect n’est pas une vertu c’est un diagnostic, Andrew Culp, Chapter 4: Affects, Anarchist Without Content – anti-politics, 12 Août 2013 (https://anarchistwithoutcontent.wordpress.com/ consulté
le 20 décembre 2022).
[4] Pour une analyse plus détaillée voir : De la liberté, Maggie Nelson, Chapitre IV : Entre les wagons, page 261 – 318, Éditions du Sous-Sol, Paris, 2022.
[5]Le terme « vilains sentiments » fait référence à « ugly feelings » utilisés en langue anglaise.
[6]La futurité convoque de nouvelles possibilités afin de réfléchir individuellement et/ou collectivement hors des schémas traditionnels de la pensée critique. Pour ce faire, le terme inclut à la fois l’influence du passé sur le présent, mais aussi l’anticipation dans nos futur.e.s affects/actions sur ce même temps présent.