Extérieur nuit, sept heures du soir,
Sur un parking désert, Virginie Barré invite quelques personnes à venir assister à une performance ou plutôt s’agit-il d’une impression grandeur nature. Une bande sonore est diffusée, elle provient d’un film policier des seventies. Rapidement, le public distingue un homme poursuivant une jeune femme et une longue décapotable roulant au pas. Plusieurs coups de feu retentissent, la femme est blessée à l’épaule, l’homme la rattrape, la voiture freine brusquement à leur niveau. Il la jette ensuite violemment dans l’américaine de 1974 et le chauffeur démarre à toute vitesse, zigzaguant tout en s’échappant. D’une durée de cinquante secondes, cette œuvre réalisée à l’aube des années deux mille fait basculer le langage - d’ordre cinématographique - dans la vie matérielle. (1) Le public seule mémoire de cette scène tentera naturellement de l’associer à un film déjà vu, voire déjà vécu. L’artiste ira même plus loin en diffusant un appel à témoin sous l’anagramme de Régine Brivair afin de réunir toute l’histoire(s) de cette séquence devenue image. Le trouble développé par Enlèvement (1999) - dont le titre est déjà très fortement cinématographique - indique un amour particulier pour le cinéma certes, celui des 70’s mais aussi des années 1940, parmi lequel le noir d’Hitchcock ou Monsieur Hitchcock devrions-nous dire selon l’hommage de François Truffaut. (2) Alors, que nous apprends le visionnage des œuvres de Virginie Barré ? Quel film se joue de nous ? Que le réel flirte avec la fiction n’est pas une vague nouvelle mais que les deux se rencontrent dans une exposition et qu’un service d’ordre vienne le confirmer l’est davantage. Ce fût le cas, peu après le vernissage de Help, Agence Jestin Robert (2000) dans la galerie de l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes. En effet, pour cette exposition visible de jour comme de nuit, Virginie Barré a reconstitué une série de meurtres ayant lieu dans une agence de détectives tout droit sorti des eighties. Un passant apeuré et non dissuadé par l’abondance de faux membres dont une main sortant du canapé, de têtes écroulées desquelles s’écoulent de grandes flaques de sang et des nombreux indices d’un mobilier administratif provenant des années passées, a cru bon appeler la police. Elle est arrivée, a brisé la vitre pour s’apercevoir qu’à l’intérieur aussi, la scène était très réussie ! En effet, l’œuvre de Virginie Barré entretient une liaison avec les diverses formes de fiction – dont le cinéma fait office de figure tutélaire – et ceci via une conscience très maitrisée de la mise en images mais aussi du décor naviguant parfois entre performance et série noire. Elle perturbe et interroge par là-même notre adhérence au réel, l’ascendance du récit et leurs confusions incessantes. À l’instar de l’agence Help qui n’est pas sans rappeler aux parisiens l’historique Duluc Détective basé rue du Louvre et aux (non moins) cinéphiles les filatures amateures d’Antoine Doinel. Impossible d’oublier l’attendrissant agent Blady, dissimulé derrière son journal faisant brillamment entremêler sentiment amoureux et profession libérale en tombant sous le charme de la divine Delphine Seyrig (alias Fabienne Tabard mariée à Michael Lonsdale). Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, comme si répéter ce nom le rendait plus réel et de fait moins intimidant. (3) À la question du savant équilibre entre éléments provenant de la réalité et contenu essentiellement filmique, Monsieur Truffaut répondit : “Je travaille beaucoup avec du matériel réel, mais alors c’est un matériel qui est, je ne peux pas dire les dosages, mais on peut arbitrairement dire qu’il est à 20% autobiographique, 20% provient des journaux, 20% de la vie des gens que je connais autour de moi, et puis 20% de fiction pure, c’est à dire que la part réservée à la fiction pure est mince, ça c’est vrai. J’aime bien avoir la vérification par la vie.“ (4) Étrange fantasme que cette séparation entre vie et fiction, est-elle réellement possible et pour autant souhaitable. Qu’en est-il dans l’œuvre de Virginie Barré ?
Trick or Treat,
Haut-le-cœur, éveillé ou endormi, mort ou vivant, l’artiste française joue de ces ambivalences et emprunte à l’histoire(s) du cinéma sans pour autant organiser statistiquement ses sources. Son iconographie transmet une invitation au jeu, au déguisement, au changement d’identité et ceci par l’intervention de la figure du masque active de jour comme de nuit. Vous n’apercevrez donc aucun visage, ils seront tous tournés vers le sol, le mur ou encore dissimulés sous un voile - alias Jeanne Moreau dans La mariée était en noir. Selon Roger Caillois : “Le port du masque permet dans les sociétés de tohu-bohu, d’incarner (et de se sentir incarnant) les forces et les esprits, les énergies, et les dieux. Il caractérise un type original de culture, fondé […] sur la puissante alliance de la pantomime et de l’extase.“ (5) C’est aussi le sentiment qui se dégage de la découverte des Gras (2004) réunissant neuf mannequins en résine installés en cercle, ces personnages nous intriguent par leurs mascarades mais aussi les personnalités qu’ils incarnent sans paroles. Qui sont-ils ? Et que représentent-ils ? Leurs travestissements simulent l’amusement tout en conjurant le mauvais sort, ils visent à détourner les esprits malveillants autant qu’à les incarner provoquant de fait un lien entre toujours revenants et déjà partis. Cette liberté grisante provient des journées et soirées de carnaval. Ah, quel doux plaisir que de pouvoir mimer quelqu’un d’autre, de voir s’abolir les frontières entre sociétés des vivants, royaume des possibles et d’être autant exposé que protégé par un anonymat relatif ! Une pratique libertaire qui voit la naissance d’une nouvelle cosmogonie dont la règle d’usage est le simulacre, mais que se passe-t-il quand les célébrations se terminent ? À ce propos, l’ex-surréaliste (l’adhésion fût brève) ajoute : “La disparition du masque, d’une part, comme moyen de la métamorphose qui conduit à l’extase, d’autre part comme instrument de pouvoir politique apparaît, elle aussi, lente, inégale, difficile. Le masque était le signe par excellence de la supériorité. Dans les sociétés à masques, toute la question est d’être masqué et de faire peur ou de ne pas l’être et d’avoir peur.” (6) Avant qu’elle ne devienne une phobie, la peur induit généralement le fait que le sujet anticipe, analyse (même furtivement) la menace et donc le danger auquel il va devoir faire face. L’artiste basée à Douarnenez (notez qu’un carnaval s’y déroule chaque année à la fin du mois de Février) excelle dans la mise en scène de ce sentiment et amorce une forme de délectation inhérente à la peur grâce à l’utilisation de bande sonore mobilisant le corps entier (nous y reviendrons par la suite) mais aussi à travers une sensibilité particulièrement aigüe du décor. Faire peur ou avoir peur, telle serait la question !
Real Blood ?
Et si le “fake” s’appliquait aussi au symbole du vivant ? Cette remarque à l’esprit, observez à présent Ecarlate (2004), une installation monochromatique érotisant tous nos sens, nous surprenant dans un certain délice de frayeur ou pure manifestation d’adrénaline. (7) Faut-il la percevoir comme une sorte de clin d’œil amusé à la jouissante scène d’ouverture de Suspiria dont le rouge carmin dégorge de mares de sang sur fond de vitraux néo-plastiques ? (8) Un mélange de faux et usage de faux. Mais ne vous y trompez pas, Virginie Barré n’est pas faussaire, encore moins copiste, ni même appropriationniste, c’est davantage dans l’héritage de ce mouvement artistique qu’elle se situe tout en prolongeant l’attention particulière portée sur l’identité et l’identification de l’artiste. (9) À ce titre, il semble important de noter quelques similitudes avec les œuvres de Cindy Sherman. Il est vrai que Virginie Barré à l’inverse de l’américaine n’incarne pas (encore) personnellement ses personnages, cependant elle utilise tout autant les méandres du divertissement dont la peur est le versant le plus populaire des entertainments, mais aussi le carnavalesque, l’excès, le masque, le vocabulaire lié à l’enfance, le jeu de l’artiste et son sujet et enfin elle laisse tout comme l’américaine se distinguer une part manquante (et non maudite); autrement dit un décalage permettant au lecteur de se projeter. La question du maquillage et autres postiches est aussi différemment abordée puisque ses personnages sont davantage d’origine fantasmagoriques mais elle partage avec Cindy Sherman une passion pour le sang artificiel, c’est autant pour elle une dimension métaphorique qu’humoristique car : “Si quelque chose semble laid mais on peut voir que c’est faux, alors on peut en rire et cela rend les choses plus facile à regarder. C’est comme dans un film d’horreur, ce qui vous permet de regarder parfois, c’est de savoir que c’est du faux sang.“ (10) Virginie Barré entremêle factice hémoglobine et cinéma des années 1966, 1968 (année faste), 1969, 1970 avec une élégance inégalée. Elle apprécie leurs musicalités, la qualité de leurs photographies et bien sûr l’exceptionnel traitement des couleurs parmi les premières retranscriptions du suspens version technicolor.
Comic Strip !
Comme énoncé à l’instant, Cindy Sherman apparait à plusieurs reprises dans l’œuvre de Virginie Barré, elle est donc rapidement devenue une héroïne à part entière et spécialement dans ses bandes dessinées noires et blanches. Initiées dès les années 2000, ses “strips” présentent des rencontres d’un autre type. Jo et la formule d’Alice (2006) donne ainsi à voir un dialogue entre Cindy Sherman et Joséphine Peinado-Barré mais aussi Lewis Carroll, Piet Mondrian, Françoise Dorléac, John Malkovich, Marcel Duchamp, Jean-Pierre Léaud et bien d‘autres. Dans ses dessins ou sculptures, nous apercevons aussi de nombreux changements d’échelles telles les métamorphoses d’Alice in Wonderland. La pagination particulière de la bande dessinée est l’occasion de créer des rapprochements historiques inédits à l’instar de Bauhaus (2006), basée sur la concordance temporelle entre l’école d’avant-garde allemande et des clichés du photographe ethnologue Edward Sheriff Curtis (1868-1952) documentant des tribus amérindiennes. (11) De sorte que la série devient un collage inédit d’unités de temps provenant de lieux diamétralement opposés. Une variation de combinaisons laissant par exemple découvrir des sioux campant sur un bâtiment signé Walter Gropius ou les danses géométriques et masques d’Oskar Schlemmer portés par une double inconnue (son visage est caché, son nom oublié) dans un fauteuil tubulaire de Marcel Breuer. Il s’agit d’ailleurs d’une des rares femmes apparaissant dans la série et pour cause l’enseignement ne leur était pas autorisé au Bauhaus. Une constatation sur laquelle Virginie Barré reviendra ultérieurement. Sur le même principe Perriand chez les Hopis (2007) ou comment infléchir à l’espace d’une commande, un dialogue aussi exquis qu’inattendu entre Alejandro Jodorowsky et Charlotte Perriand. S’agit-il de citations extraites d’un de ses films psychédéliques ou de séances de tarot marseillais, l’intrigue reste intacte. Charlotte Perriand n’est cependant pas choisie par hasard tant la lecture de son autobiographie nous apprend beaucoup sur l‘exercice des femmes dans le domaine particulier de l’architecture et du design à la même époque que les films mentors évoqués plus tôt. (12) Une observation que l’artiste poursuit au sein de la série de dessins Simple Dames (2005) dont le sujet n’est autre que certaines activités exercées par des femmes - jadis et à tort - réputées masculines. Dans la même lignée, se place aussi son exposition monographique intitulée Simone (2009). (13) Ce projet met en avant la figure de l’enfant, son apprentissage et ses expériences en devenir. Un moyen pour l’artiste de faire intervenir la conscience, le langage sous forme de rébus ou charade, mais aussi des bords de l’image puisque selon ses propres mots : “Après une scène tournée [Virginie Barré évoque ici son expérience de réalisatrice], je peux un instant basculer dans l’intimité d’une actrice avec son fils, je suis à la fois au cinéma et dans sa marge, dans la vie et sa fiction”. (14) La comédienne en question n’est autre que Catherine Deneuve, il y aura aussi Brigitte Bardot et Jeanne Moreau, ou encore Mia Farrow. (15) Après tant d’années d’un rapport d’attraction avec le cinéma, Virginie Barré décide de passer à la réalisation afin d’établir de nouvelles narrations dont le récit s’inscrit dès les yeux fermés.
Spirit of Extasy,
Outremonde, postes et transmissions, voici l’ancrage d’un de ses premiers films co-écrits et co-réalisés avec Claire Guezengar et Florence Paradeis. Disposés autour d’une tablette de Oui-Ja, plusieurs personnages entrent en communication avec un esprit qui leur confie être à la recherche d’une lettre manquante pour atteindre l’au-delà. (16) Ainsi, Odette (alias Virginie Barré toute de blanc vêtue descendant l’escalier) mène une enquête qui la mènera jusqu’à la Baie des Trépassés. Cette étendue de sable située à la pointe de la mer d’Iroise fût établit par les légendes et croyances autochtones comme zone d’échouage des corps, mais aussi des âmes des marins naufragés. (17) Néologisme dérivé de l’anglais, le spiritisme apparaît aux Etats-Unis à la fin du XIXème et coïncidera d’ailleurs avec les prémices des mouvements féministes parmi lesquels les suffragettes, il fût largement popularisé par Leah, Margaret et Kate Fox. Durant la nuit du 31 Mars 1848, dans une petite ferme réputée hantée de l’état de New York, les trois sœurs établissent un contact via des coups frappés au sol avec un certain Mr Splitfoot. (18) Fait divers devenu populaire, véritable source de nombreux fantasmes et récits, il réapparaît parmi les œuvres de nombreux artistes dont celles de Marnie Weber. Et notamment à travers ses Spirit Girls groupe de filles disparues de façon tragique et mystérieuse dans leurs jeunesses revenant sur terre avec l’idée de communiquer avec le monde par l’intermédiaire d’un music-band. Elles interprètent naturellement le rôle principal de The Sea of Silence un film dans lequel il est question du double, de ventriloquie autant que de mutisme – pastichant par là-même la complexe figure de l’esprit – mais aussi de méditation transcendantale et même d’une chute dans le silence comme dans un océan. (19) Difficile de ne pas voir ici, quelques vecteurs communs avec le scénario d’Odette Spirite (2013). Dans un film de l’artiste américaine coïncidant avec les premières œuvres de Virginie Barré, nous apercevons d’ailleurs déjà une consonance formelle. Et spécialement à travers un corps de femme déguisée allongé face contre terre près d’une étendue d’eau dans laquelle des maisons abandonnées semblent flotter. Un vrai décor d’épouvante avant ou après le cri ! (20) Cette dualité du corps mort réapparait dans La Cascadeure tournée sur fond de marée montante à Douarnenez. Dans ce projet, la mer est omniprésente, Odette est encore là (toujours incarnée par l’artiste), le masque côtoie les coquillages devenus monnaie d’échange, la nuit tombe brutalement, les vestiges d’une fête échouent sur la plage et des phénomènes étranges se passent pendant qu’une femme solitaire enquête. (21) Exit le spiritisme à son paroxysme développé par Marnie Weber, la mini-série écrite et réalisée en collaboration avec Romain Bobichon et Julien Gorgeart nous évoque plutôt Les Démoniaques de Jean Rollin et particulièrement ses naufragées blondes recueillies sur une plage (à priori bretonne) par un capitaine et ses hommes en marinières. (22) Elles viendront ensuite les hanter (en chemises de nuit) pendant tout le film jusqu’à ce qu’elles apprennent par un clown l’existence d’un personnage aux pouvoirs surnaturels affirmant pouvoir les aider. Des revenantes aux damnées il n’y a qu’un pas : une figure faisant son apparition dans le dernier épisode puisqu’il prend comme point de départ les enfants diaboliques du fameux Village des damnés. (23)
Héroïne.
Dans un souci permanent de mise en décor et générique de l’image, Virginie Barré accorde une importance particulière à la composition musicale. Cette dernière étant en effet l’élément principal pour parfaire l’ambiance, elle définit comme nulle autre les contours d’un espace inventé, rêvé, fantasmé ou tout simplement nouveau. Ainsi, elle lui consacre une promenade sonore, Dessiner le son (2015), assemblage de témoignages de Françoise Sagan à propos de la performance de Jean Seberg dans l’adaptation de Bonjour Tristesse ou encore Marguerite Duras échangeant avec François Faure, 6 ans et demi au sujet de la différence entre une image véritable et sa transposition à travers un écran, de lire une histoire ou de la voir à la télévision (ou plutôt l’inverse selon la sagesse du jeune garçon). (24) Les deux enfants dans La forme des rêves (2013) ont à peu près le même âge, ils chantent, murmurent tout en cherchant à se souvenir de l’accomplissement de leurs souhaits. (25) Le film est ponctué par des lyrics répétés, fredonnés par des voix d’enfants évoquant un réveil ou une nouvelle plongée dans les songes se poursuivant en tant qu’installation. Un ballet mécanique ou une collection de gestes installée sous forme de chassé-croisé cruciverbiste dans lequel tout est mobile et structure. Se distinguent alors des objets quasi-chamaniques, des branches de bois ramassées dans les dunes puis peintes et placées contre un mur (Bâton coquillage rose ou Bâton-mer, 2011), elles rappellent la peinture poétique et sans fin d’Andre Cadere lorsqu’il déposait son bâton multicolore dans l’espace du whitecube. Il choisissait différents endroits, sa préférence étant le mur à côté de la porte d’entrée ou de sortie faisant l’effet d’un parapluie oublié. Tout comme les deux jeunes complices apparaissant dans le film, il signalait par là-même sa présence temporaire et évoquait plus spécifiquement les multiples réalités du travail de l’artiste que semble prolonger aujourd’hui Virginie Barré en confiant ce rôle à ses filles. L’artiste d’origine roumaine l’expliquait ainsi : “Il y a un autre fait : c'est le héros. On pourrait dire qu'un héros est au milieu des gens, parmi la foule, sur le trottoir. Il est exactement un homme comme les autres. Mais il a une conscience, peut-être un regard, qui, d'une façon ou d'une autre, permet que les choses viennent presque par une sorte d'innocence.“ (26) Le héros serait donc de nature multiple, il pourrait être une ou deux de ces jeunes filles (ou simplement leurs voix), Odette, Solange, Les démoniaques, les rêves (géométriques), leurs formes (analytiques). Et pourquoi pas Claude Rich, employé de bureau aussi attachant que mélancolique expérimentant par l’hypnose médicalisée un voyage dans le temps au cours duquel il revit indéfiniment une minute de son passé. (27) En l’occurence sa sortie de bain pendant laquelle sa femme lui demande : "C'était bien ? Tu as vu beaucoup de poissons ? Deux serpents de mer, quelques requins, des méduses géantes. A part ça, rien de très particulier". Ce moment revient sans cesse, l’acteur oscille alors entre éveil et hypnose. Celle-ci est définit par Léon Chertok comme : “Un quatrième état de l’organisme, actuellement non objectivante (à l’inverse des trois autres : veille, sommeil, rêve) : une sorte de potentialité naturelle, de dispositif inné prenant ses racines jusque dans l’hypnose animale, caractérisé par des traits qui renvoient apparemment aux relations pré-langagières d’attachement de l’enfant. (28) Une pensée que poursuit Raymond Bellour lorsqu’il procède à une analogie entre hypnose et cinéma. Selon lui : “Nous sommes dans un certain état au cinéma, un état d’immobilité, de fixation d’une source lumineuse dans le noir, nous recevons continuellement des représentations. L’état de cinéma est la superposition des deux temps de l’état hypnotique, c’est à dire celui dans lequel nous allons nous endormir, et celui dans lequel nous sommes réveillés puisqu’au cinéma nous sommes toujours à la fois en veille saisi par la matière même du film et hors de toute communication avec le monde extérieur. L’état de cinéma serait donc la superposition du processus d’induction et de l’état hypnotique.“ (29) Exactement comme la position physique et physiologique de Claude Ridder (alias Claude Rich) qui n’est autre que le rappel de notre propre condition face à l’image. La narration dans les histoires (animées ou pas) de Virginie Barré apparait aux personnages les yeux fermés, ce serait donc dans un état semi-hypnotique qu’ils revivent sans cesse certaines scènes de l’histoire de l’art et du cinéma. Dans une approche empirique et parfois même une confusion des états émotionnels ; un peu comme lors de la découverte du Rêve Géométrique (2017). Inspiré des compositions d’Emma Kunz et Hilma af Klint, toutes deux pionnières (en secret) de l’abstraction, il invite à un vol au dessus de la plage du ris sur laquelle a lieu une parade, un tableau aussi vivant qu’abstrait, visible depuis le ciel. Un parcours tant initiatique que médiumnique sur le spectateur que nous sommes aujourd’hui.
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1. Enlèvement, Virginie Barré, 1999, performance en extérieur avec Bruno Peinado et Sandra Patron, Labo d’hiver, Nantes.
2. “Aux Etats-Unis, vous appelez cet homme Hitch. En France, nous l’appelons Monsieur Hitchcock. Vous le respectez parce qu’il filme les scènes d’amour comme des scènes de meurtres. Nous le respectons parce qu’il filme les scènes de meurtres comme des scènes d’amour.“ Hommage de François Truffaut à Alfred Hitchcock, 1979, Life Achievement Award, © American Film Institute.
3. Baisers volés, François Truffaut, 1968.
4. Propos de François Truffaut rapportés par Virginie Barré dans l’œuvre sonore Dessiner le son, 2015, 16 minutes 17.
5. Roger Caillois, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, VIII Compétition et Hasard, page 195, Folio Essai, 1958.
6. Ibid, page 205.
7. Ecarlate, 2004, mannequins en résine, luminaires, son, unique, Collection FRAC Basse-Normandie, Caen.
8. Suspiria, Dario Argento, 1977.
9. Le terme d’appropriationnisme fût initié par Douglas Crimp suite à son exposition Pictures à Artist Space, New York, 1977. Elle réunissait notamment Sherrie Levine, Jack Goldstein et Robert Longo.
10. Dixit Cindy Sherman.
11. Le Bauhaus füt établit à Weimer 1901–1914, Dessau 1925–1932 et depuis 1933 à Berlin.
12. Et ceci accentué par son implication dans l’atelier du Corbusier dont l’égotisme n’est plus à prouver. Charlotte Perriand, Une vie de création, ed. Odile Jacob, 1998.
13. Simone, galerie Loevenbruck, Paris, 2009. Un prénom féminin au contexte personnel et à fortes résonnances historiques, littéraires et politiques qui deviendra aussi un personnage de ses dessins et bientôt de ses films.
14. Extrait d’une conversation entre Aude Launay et Virginie Barré à l’occasion de son exposition Simone à la galerie Lœvenbruck publié dans Zérodeux.
15. Viva Maria, Louis Malle, 1965 et Rosemary’s Baby, Roman Polanski, 1968.
16. « Oui-Ja » est un mot composé du français « Oui » et de l'allemand « Ja », il s’agit d’une tablette en bois recouverte de signes permettant une communication avec les esprits.
17. À l’origine ce nom faisait référence à la Baie de la Source mais une erreur de traduction en décida autrement.
18. Quelque temps après une des soeurs dénoncera la supercherie. Ce schéma de confession suivi d’une rétractation a alimenté les vraix sceptiques et les croyants si bien que la 19. The Sea of Silence, 2009, vidéo, couleur, 16 minutes 12. “The silence is there something that you connect to ?“ “I think so. Like the idea of falling into a silence like the ocean, and all the little pieces of water that make that ocean – it’s hard to talk about it without metaphors“…, Marnie Weber interviewée par J. Pryor, Marnie Waber and the Sea of Silence, Dazed Digital, 2009.
20. Destiny and Blow Up Friends, 1995, film super 8, couleur, 6 minutes 25.
21. Un(e) artiste est invité(e) à occuper l’épisode de son univers, de multiples façons, à chaque nouvel opus.
22. Les Démoniaques, Jean Rollin, 1974.
23. Une scène du scénario à cette fois été imaginée par Lili Reynaud Dewar d’après Le Village des Damnés de John Carpenter datant de 1995, remake du film éponyme réalisé par Wolf Rilla en 1960.
24. Marguerite Duras poursuit : “À quoi tu rêves la nuit, toi ? À tout ce qui existe. Et, qu’est-ce que tu préfères ? Les histoires qui sont vraies.“ Marguerite Duras et le petit François, émission Dim Dam Dom, 30 Avril 1965, Archive INA, France.
25. “Wunscherfüllung“ dans la langue d’origine de Sigmund Freud, auteur comme vous le savez d’un des premiers traités sur l’interprétation des rêves publié en 1899.
26. Lettre à Yvon Lambert, 25 mai 1978, Comment regarder une barre de bois rond, Bernard Marcelis, Catalogue du MAMVP, 2009.
27. Cette réflexion est née d’un échange iconographique épistolaire avec l’artiste, Juillet 2017. Le film en question est Je t’aime, Je t’aime, Alain Resnais, 1968.
28. Léon Chertok, L’hypnose, p.260-261 paru en 1965, cité par François Roustang, Qu'est-ce que l'hypnose ?, Les éditions de Minuit, 2002.
29. Conférence de Raymond Bellour autour de son livre : Le Corps Du Cinéma - Hypnoses, Émotions, Animalités, ed. Pol, 2009.
Texte publié dans le catalogue de l'exposition monographique de Virginie Barré. Bord de Mer, des films et leurs objets, Frac Bretagne, 2017.
Sur un parking désert, Virginie Barré invite quelques personnes à venir assister à une performance ou plutôt s’agit-il d’une impression grandeur nature. Une bande sonore est diffusée, elle provient d’un film policier des seventies. Rapidement, le public distingue un homme poursuivant une jeune femme et une longue décapotable roulant au pas. Plusieurs coups de feu retentissent, la femme est blessée à l’épaule, l’homme la rattrape, la voiture freine brusquement à leur niveau. Il la jette ensuite violemment dans l’américaine de 1974 et le chauffeur démarre à toute vitesse, zigzaguant tout en s’échappant. D’une durée de cinquante secondes, cette œuvre réalisée à l’aube des années deux mille fait basculer le langage - d’ordre cinématographique - dans la vie matérielle. (1) Le public seule mémoire de cette scène tentera naturellement de l’associer à un film déjà vu, voire déjà vécu. L’artiste ira même plus loin en diffusant un appel à témoin sous l’anagramme de Régine Brivair afin de réunir toute l’histoire(s) de cette séquence devenue image. Le trouble développé par Enlèvement (1999) - dont le titre est déjà très fortement cinématographique - indique un amour particulier pour le cinéma certes, celui des 70’s mais aussi des années 1940, parmi lequel le noir d’Hitchcock ou Monsieur Hitchcock devrions-nous dire selon l’hommage de François Truffaut. (2) Alors, que nous apprends le visionnage des œuvres de Virginie Barré ? Quel film se joue de nous ? Que le réel flirte avec la fiction n’est pas une vague nouvelle mais que les deux se rencontrent dans une exposition et qu’un service d’ordre vienne le confirmer l’est davantage. Ce fût le cas, peu après le vernissage de Help, Agence Jestin Robert (2000) dans la galerie de l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes. En effet, pour cette exposition visible de jour comme de nuit, Virginie Barré a reconstitué une série de meurtres ayant lieu dans une agence de détectives tout droit sorti des eighties. Un passant apeuré et non dissuadé par l’abondance de faux membres dont une main sortant du canapé, de têtes écroulées desquelles s’écoulent de grandes flaques de sang et des nombreux indices d’un mobilier administratif provenant des années passées, a cru bon appeler la police. Elle est arrivée, a brisé la vitre pour s’apercevoir qu’à l’intérieur aussi, la scène était très réussie ! En effet, l’œuvre de Virginie Barré entretient une liaison avec les diverses formes de fiction – dont le cinéma fait office de figure tutélaire – et ceci via une conscience très maitrisée de la mise en images mais aussi du décor naviguant parfois entre performance et série noire. Elle perturbe et interroge par là-même notre adhérence au réel, l’ascendance du récit et leurs confusions incessantes. À l’instar de l’agence Help qui n’est pas sans rappeler aux parisiens l’historique Duluc Détective basé rue du Louvre et aux (non moins) cinéphiles les filatures amateures d’Antoine Doinel. Impossible d’oublier l’attendrissant agent Blady, dissimulé derrière son journal faisant brillamment entremêler sentiment amoureux et profession libérale en tombant sous le charme de la divine Delphine Seyrig (alias Fabienne Tabard mariée à Michael Lonsdale). Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, comme si répéter ce nom le rendait plus réel et de fait moins intimidant. (3) À la question du savant équilibre entre éléments provenant de la réalité et contenu essentiellement filmique, Monsieur Truffaut répondit : “Je travaille beaucoup avec du matériel réel, mais alors c’est un matériel qui est, je ne peux pas dire les dosages, mais on peut arbitrairement dire qu’il est à 20% autobiographique, 20% provient des journaux, 20% de la vie des gens que je connais autour de moi, et puis 20% de fiction pure, c’est à dire que la part réservée à la fiction pure est mince, ça c’est vrai. J’aime bien avoir la vérification par la vie.“ (4) Étrange fantasme que cette séparation entre vie et fiction, est-elle réellement possible et pour autant souhaitable. Qu’en est-il dans l’œuvre de Virginie Barré ?
Trick or Treat,
Haut-le-cœur, éveillé ou endormi, mort ou vivant, l’artiste française joue de ces ambivalences et emprunte à l’histoire(s) du cinéma sans pour autant organiser statistiquement ses sources. Son iconographie transmet une invitation au jeu, au déguisement, au changement d’identité et ceci par l’intervention de la figure du masque active de jour comme de nuit. Vous n’apercevrez donc aucun visage, ils seront tous tournés vers le sol, le mur ou encore dissimulés sous un voile - alias Jeanne Moreau dans La mariée était en noir. Selon Roger Caillois : “Le port du masque permet dans les sociétés de tohu-bohu, d’incarner (et de se sentir incarnant) les forces et les esprits, les énergies, et les dieux. Il caractérise un type original de culture, fondé […] sur la puissante alliance de la pantomime et de l’extase.“ (5) C’est aussi le sentiment qui se dégage de la découverte des Gras (2004) réunissant neuf mannequins en résine installés en cercle, ces personnages nous intriguent par leurs mascarades mais aussi les personnalités qu’ils incarnent sans paroles. Qui sont-ils ? Et que représentent-ils ? Leurs travestissements simulent l’amusement tout en conjurant le mauvais sort, ils visent à détourner les esprits malveillants autant qu’à les incarner provoquant de fait un lien entre toujours revenants et déjà partis. Cette liberté grisante provient des journées et soirées de carnaval. Ah, quel doux plaisir que de pouvoir mimer quelqu’un d’autre, de voir s’abolir les frontières entre sociétés des vivants, royaume des possibles et d’être autant exposé que protégé par un anonymat relatif ! Une pratique libertaire qui voit la naissance d’une nouvelle cosmogonie dont la règle d’usage est le simulacre, mais que se passe-t-il quand les célébrations se terminent ? À ce propos, l’ex-surréaliste (l’adhésion fût brève) ajoute : “La disparition du masque, d’une part, comme moyen de la métamorphose qui conduit à l’extase, d’autre part comme instrument de pouvoir politique apparaît, elle aussi, lente, inégale, difficile. Le masque était le signe par excellence de la supériorité. Dans les sociétés à masques, toute la question est d’être masqué et de faire peur ou de ne pas l’être et d’avoir peur.” (6) Avant qu’elle ne devienne une phobie, la peur induit généralement le fait que le sujet anticipe, analyse (même furtivement) la menace et donc le danger auquel il va devoir faire face. L’artiste basée à Douarnenez (notez qu’un carnaval s’y déroule chaque année à la fin du mois de Février) excelle dans la mise en scène de ce sentiment et amorce une forme de délectation inhérente à la peur grâce à l’utilisation de bande sonore mobilisant le corps entier (nous y reviendrons par la suite) mais aussi à travers une sensibilité particulièrement aigüe du décor. Faire peur ou avoir peur, telle serait la question !
Real Blood ?
Et si le “fake” s’appliquait aussi au symbole du vivant ? Cette remarque à l’esprit, observez à présent Ecarlate (2004), une installation monochromatique érotisant tous nos sens, nous surprenant dans un certain délice de frayeur ou pure manifestation d’adrénaline. (7) Faut-il la percevoir comme une sorte de clin d’œil amusé à la jouissante scène d’ouverture de Suspiria dont le rouge carmin dégorge de mares de sang sur fond de vitraux néo-plastiques ? (8) Un mélange de faux et usage de faux. Mais ne vous y trompez pas, Virginie Barré n’est pas faussaire, encore moins copiste, ni même appropriationniste, c’est davantage dans l’héritage de ce mouvement artistique qu’elle se situe tout en prolongeant l’attention particulière portée sur l’identité et l’identification de l’artiste. (9) À ce titre, il semble important de noter quelques similitudes avec les œuvres de Cindy Sherman. Il est vrai que Virginie Barré à l’inverse de l’américaine n’incarne pas (encore) personnellement ses personnages, cependant elle utilise tout autant les méandres du divertissement dont la peur est le versant le plus populaire des entertainments, mais aussi le carnavalesque, l’excès, le masque, le vocabulaire lié à l’enfance, le jeu de l’artiste et son sujet et enfin elle laisse tout comme l’américaine se distinguer une part manquante (et non maudite); autrement dit un décalage permettant au lecteur de se projeter. La question du maquillage et autres postiches est aussi différemment abordée puisque ses personnages sont davantage d’origine fantasmagoriques mais elle partage avec Cindy Sherman une passion pour le sang artificiel, c’est autant pour elle une dimension métaphorique qu’humoristique car : “Si quelque chose semble laid mais on peut voir que c’est faux, alors on peut en rire et cela rend les choses plus facile à regarder. C’est comme dans un film d’horreur, ce qui vous permet de regarder parfois, c’est de savoir que c’est du faux sang.“ (10) Virginie Barré entremêle factice hémoglobine et cinéma des années 1966, 1968 (année faste), 1969, 1970 avec une élégance inégalée. Elle apprécie leurs musicalités, la qualité de leurs photographies et bien sûr l’exceptionnel traitement des couleurs parmi les premières retranscriptions du suspens version technicolor.
Comic Strip !
Comme énoncé à l’instant, Cindy Sherman apparait à plusieurs reprises dans l’œuvre de Virginie Barré, elle est donc rapidement devenue une héroïne à part entière et spécialement dans ses bandes dessinées noires et blanches. Initiées dès les années 2000, ses “strips” présentent des rencontres d’un autre type. Jo et la formule d’Alice (2006) donne ainsi à voir un dialogue entre Cindy Sherman et Joséphine Peinado-Barré mais aussi Lewis Carroll, Piet Mondrian, Françoise Dorléac, John Malkovich, Marcel Duchamp, Jean-Pierre Léaud et bien d‘autres. Dans ses dessins ou sculptures, nous apercevons aussi de nombreux changements d’échelles telles les métamorphoses d’Alice in Wonderland. La pagination particulière de la bande dessinée est l’occasion de créer des rapprochements historiques inédits à l’instar de Bauhaus (2006), basée sur la concordance temporelle entre l’école d’avant-garde allemande et des clichés du photographe ethnologue Edward Sheriff Curtis (1868-1952) documentant des tribus amérindiennes. (11) De sorte que la série devient un collage inédit d’unités de temps provenant de lieux diamétralement opposés. Une variation de combinaisons laissant par exemple découvrir des sioux campant sur un bâtiment signé Walter Gropius ou les danses géométriques et masques d’Oskar Schlemmer portés par une double inconnue (son visage est caché, son nom oublié) dans un fauteuil tubulaire de Marcel Breuer. Il s’agit d’ailleurs d’une des rares femmes apparaissant dans la série et pour cause l’enseignement ne leur était pas autorisé au Bauhaus. Une constatation sur laquelle Virginie Barré reviendra ultérieurement. Sur le même principe Perriand chez les Hopis (2007) ou comment infléchir à l’espace d’une commande, un dialogue aussi exquis qu’inattendu entre Alejandro Jodorowsky et Charlotte Perriand. S’agit-il de citations extraites d’un de ses films psychédéliques ou de séances de tarot marseillais, l’intrigue reste intacte. Charlotte Perriand n’est cependant pas choisie par hasard tant la lecture de son autobiographie nous apprend beaucoup sur l‘exercice des femmes dans le domaine particulier de l’architecture et du design à la même époque que les films mentors évoqués plus tôt. (12) Une observation que l’artiste poursuit au sein de la série de dessins Simple Dames (2005) dont le sujet n’est autre que certaines activités exercées par des femmes - jadis et à tort - réputées masculines. Dans la même lignée, se place aussi son exposition monographique intitulée Simone (2009). (13) Ce projet met en avant la figure de l’enfant, son apprentissage et ses expériences en devenir. Un moyen pour l’artiste de faire intervenir la conscience, le langage sous forme de rébus ou charade, mais aussi des bords de l’image puisque selon ses propres mots : “Après une scène tournée [Virginie Barré évoque ici son expérience de réalisatrice], je peux un instant basculer dans l’intimité d’une actrice avec son fils, je suis à la fois au cinéma et dans sa marge, dans la vie et sa fiction”. (14) La comédienne en question n’est autre que Catherine Deneuve, il y aura aussi Brigitte Bardot et Jeanne Moreau, ou encore Mia Farrow. (15) Après tant d’années d’un rapport d’attraction avec le cinéma, Virginie Barré décide de passer à la réalisation afin d’établir de nouvelles narrations dont le récit s’inscrit dès les yeux fermés.
Spirit of Extasy,
Outremonde, postes et transmissions, voici l’ancrage d’un de ses premiers films co-écrits et co-réalisés avec Claire Guezengar et Florence Paradeis. Disposés autour d’une tablette de Oui-Ja, plusieurs personnages entrent en communication avec un esprit qui leur confie être à la recherche d’une lettre manquante pour atteindre l’au-delà. (16) Ainsi, Odette (alias Virginie Barré toute de blanc vêtue descendant l’escalier) mène une enquête qui la mènera jusqu’à la Baie des Trépassés. Cette étendue de sable située à la pointe de la mer d’Iroise fût établit par les légendes et croyances autochtones comme zone d’échouage des corps, mais aussi des âmes des marins naufragés. (17) Néologisme dérivé de l’anglais, le spiritisme apparaît aux Etats-Unis à la fin du XIXème et coïncidera d’ailleurs avec les prémices des mouvements féministes parmi lesquels les suffragettes, il fût largement popularisé par Leah, Margaret et Kate Fox. Durant la nuit du 31 Mars 1848, dans une petite ferme réputée hantée de l’état de New York, les trois sœurs établissent un contact via des coups frappés au sol avec un certain Mr Splitfoot. (18) Fait divers devenu populaire, véritable source de nombreux fantasmes et récits, il réapparaît parmi les œuvres de nombreux artistes dont celles de Marnie Weber. Et notamment à travers ses Spirit Girls groupe de filles disparues de façon tragique et mystérieuse dans leurs jeunesses revenant sur terre avec l’idée de communiquer avec le monde par l’intermédiaire d’un music-band. Elles interprètent naturellement le rôle principal de The Sea of Silence un film dans lequel il est question du double, de ventriloquie autant que de mutisme – pastichant par là-même la complexe figure de l’esprit – mais aussi de méditation transcendantale et même d’une chute dans le silence comme dans un océan. (19) Difficile de ne pas voir ici, quelques vecteurs communs avec le scénario d’Odette Spirite (2013). Dans un film de l’artiste américaine coïncidant avec les premières œuvres de Virginie Barré, nous apercevons d’ailleurs déjà une consonance formelle. Et spécialement à travers un corps de femme déguisée allongé face contre terre près d’une étendue d’eau dans laquelle des maisons abandonnées semblent flotter. Un vrai décor d’épouvante avant ou après le cri ! (20) Cette dualité du corps mort réapparait dans La Cascadeure tournée sur fond de marée montante à Douarnenez. Dans ce projet, la mer est omniprésente, Odette est encore là (toujours incarnée par l’artiste), le masque côtoie les coquillages devenus monnaie d’échange, la nuit tombe brutalement, les vestiges d’une fête échouent sur la plage et des phénomènes étranges se passent pendant qu’une femme solitaire enquête. (21) Exit le spiritisme à son paroxysme développé par Marnie Weber, la mini-série écrite et réalisée en collaboration avec Romain Bobichon et Julien Gorgeart nous évoque plutôt Les Démoniaques de Jean Rollin et particulièrement ses naufragées blondes recueillies sur une plage (à priori bretonne) par un capitaine et ses hommes en marinières. (22) Elles viendront ensuite les hanter (en chemises de nuit) pendant tout le film jusqu’à ce qu’elles apprennent par un clown l’existence d’un personnage aux pouvoirs surnaturels affirmant pouvoir les aider. Des revenantes aux damnées il n’y a qu’un pas : une figure faisant son apparition dans le dernier épisode puisqu’il prend comme point de départ les enfants diaboliques du fameux Village des damnés. (23)
Héroïne.
Dans un souci permanent de mise en décor et générique de l’image, Virginie Barré accorde une importance particulière à la composition musicale. Cette dernière étant en effet l’élément principal pour parfaire l’ambiance, elle définit comme nulle autre les contours d’un espace inventé, rêvé, fantasmé ou tout simplement nouveau. Ainsi, elle lui consacre une promenade sonore, Dessiner le son (2015), assemblage de témoignages de Françoise Sagan à propos de la performance de Jean Seberg dans l’adaptation de Bonjour Tristesse ou encore Marguerite Duras échangeant avec François Faure, 6 ans et demi au sujet de la différence entre une image véritable et sa transposition à travers un écran, de lire une histoire ou de la voir à la télévision (ou plutôt l’inverse selon la sagesse du jeune garçon). (24) Les deux enfants dans La forme des rêves (2013) ont à peu près le même âge, ils chantent, murmurent tout en cherchant à se souvenir de l’accomplissement de leurs souhaits. (25) Le film est ponctué par des lyrics répétés, fredonnés par des voix d’enfants évoquant un réveil ou une nouvelle plongée dans les songes se poursuivant en tant qu’installation. Un ballet mécanique ou une collection de gestes installée sous forme de chassé-croisé cruciverbiste dans lequel tout est mobile et structure. Se distinguent alors des objets quasi-chamaniques, des branches de bois ramassées dans les dunes puis peintes et placées contre un mur (Bâton coquillage rose ou Bâton-mer, 2011), elles rappellent la peinture poétique et sans fin d’Andre Cadere lorsqu’il déposait son bâton multicolore dans l’espace du whitecube. Il choisissait différents endroits, sa préférence étant le mur à côté de la porte d’entrée ou de sortie faisant l’effet d’un parapluie oublié. Tout comme les deux jeunes complices apparaissant dans le film, il signalait par là-même sa présence temporaire et évoquait plus spécifiquement les multiples réalités du travail de l’artiste que semble prolonger aujourd’hui Virginie Barré en confiant ce rôle à ses filles. L’artiste d’origine roumaine l’expliquait ainsi : “Il y a un autre fait : c'est le héros. On pourrait dire qu'un héros est au milieu des gens, parmi la foule, sur le trottoir. Il est exactement un homme comme les autres. Mais il a une conscience, peut-être un regard, qui, d'une façon ou d'une autre, permet que les choses viennent presque par une sorte d'innocence.“ (26) Le héros serait donc de nature multiple, il pourrait être une ou deux de ces jeunes filles (ou simplement leurs voix), Odette, Solange, Les démoniaques, les rêves (géométriques), leurs formes (analytiques). Et pourquoi pas Claude Rich, employé de bureau aussi attachant que mélancolique expérimentant par l’hypnose médicalisée un voyage dans le temps au cours duquel il revit indéfiniment une minute de son passé. (27) En l’occurence sa sortie de bain pendant laquelle sa femme lui demande : "C'était bien ? Tu as vu beaucoup de poissons ? Deux serpents de mer, quelques requins, des méduses géantes. A part ça, rien de très particulier". Ce moment revient sans cesse, l’acteur oscille alors entre éveil et hypnose. Celle-ci est définit par Léon Chertok comme : “Un quatrième état de l’organisme, actuellement non objectivante (à l’inverse des trois autres : veille, sommeil, rêve) : une sorte de potentialité naturelle, de dispositif inné prenant ses racines jusque dans l’hypnose animale, caractérisé par des traits qui renvoient apparemment aux relations pré-langagières d’attachement de l’enfant. (28) Une pensée que poursuit Raymond Bellour lorsqu’il procède à une analogie entre hypnose et cinéma. Selon lui : “Nous sommes dans un certain état au cinéma, un état d’immobilité, de fixation d’une source lumineuse dans le noir, nous recevons continuellement des représentations. L’état de cinéma est la superposition des deux temps de l’état hypnotique, c’est à dire celui dans lequel nous allons nous endormir, et celui dans lequel nous sommes réveillés puisqu’au cinéma nous sommes toujours à la fois en veille saisi par la matière même du film et hors de toute communication avec le monde extérieur. L’état de cinéma serait donc la superposition du processus d’induction et de l’état hypnotique.“ (29) Exactement comme la position physique et physiologique de Claude Ridder (alias Claude Rich) qui n’est autre que le rappel de notre propre condition face à l’image. La narration dans les histoires (animées ou pas) de Virginie Barré apparait aux personnages les yeux fermés, ce serait donc dans un état semi-hypnotique qu’ils revivent sans cesse certaines scènes de l’histoire de l’art et du cinéma. Dans une approche empirique et parfois même une confusion des états émotionnels ; un peu comme lors de la découverte du Rêve Géométrique (2017). Inspiré des compositions d’Emma Kunz et Hilma af Klint, toutes deux pionnières (en secret) de l’abstraction, il invite à un vol au dessus de la plage du ris sur laquelle a lieu une parade, un tableau aussi vivant qu’abstrait, visible depuis le ciel. Un parcours tant initiatique que médiumnique sur le spectateur que nous sommes aujourd’hui.
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1. Enlèvement, Virginie Barré, 1999, performance en extérieur avec Bruno Peinado et Sandra Patron, Labo d’hiver, Nantes.
2. “Aux Etats-Unis, vous appelez cet homme Hitch. En France, nous l’appelons Monsieur Hitchcock. Vous le respectez parce qu’il filme les scènes d’amour comme des scènes de meurtres. Nous le respectons parce qu’il filme les scènes de meurtres comme des scènes d’amour.“ Hommage de François Truffaut à Alfred Hitchcock, 1979, Life Achievement Award, © American Film Institute.
3. Baisers volés, François Truffaut, 1968.
4. Propos de François Truffaut rapportés par Virginie Barré dans l’œuvre sonore Dessiner le son, 2015, 16 minutes 17.
5. Roger Caillois, Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, VIII Compétition et Hasard, page 195, Folio Essai, 1958.
6. Ibid, page 205.
7. Ecarlate, 2004, mannequins en résine, luminaires, son, unique, Collection FRAC Basse-Normandie, Caen.
8. Suspiria, Dario Argento, 1977.
9. Le terme d’appropriationnisme fût initié par Douglas Crimp suite à son exposition Pictures à Artist Space, New York, 1977. Elle réunissait notamment Sherrie Levine, Jack Goldstein et Robert Longo.
10. Dixit Cindy Sherman.
11. Le Bauhaus füt établit à Weimer 1901–1914, Dessau 1925–1932 et depuis 1933 à Berlin.
12. Et ceci accentué par son implication dans l’atelier du Corbusier dont l’égotisme n’est plus à prouver. Charlotte Perriand, Une vie de création, ed. Odile Jacob, 1998.
13. Simone, galerie Loevenbruck, Paris, 2009. Un prénom féminin au contexte personnel et à fortes résonnances historiques, littéraires et politiques qui deviendra aussi un personnage de ses dessins et bientôt de ses films.
14. Extrait d’une conversation entre Aude Launay et Virginie Barré à l’occasion de son exposition Simone à la galerie Lœvenbruck publié dans Zérodeux.
15. Viva Maria, Louis Malle, 1965 et Rosemary’s Baby, Roman Polanski, 1968.
16. « Oui-Ja » est un mot composé du français « Oui » et de l'allemand « Ja », il s’agit d’une tablette en bois recouverte de signes permettant une communication avec les esprits.
17. À l’origine ce nom faisait référence à la Baie de la Source mais une erreur de traduction en décida autrement.
18. Quelque temps après une des soeurs dénoncera la supercherie. Ce schéma de confession suivi d’une rétractation a alimenté les vraix sceptiques et les croyants si bien que la 19. The Sea of Silence, 2009, vidéo, couleur, 16 minutes 12. “The silence is there something that you connect to ?“ “I think so. Like the idea of falling into a silence like the ocean, and all the little pieces of water that make that ocean – it’s hard to talk about it without metaphors“…, Marnie Weber interviewée par J. Pryor, Marnie Waber and the Sea of Silence, Dazed Digital, 2009.
20. Destiny and Blow Up Friends, 1995, film super 8, couleur, 6 minutes 25.
21. Un(e) artiste est invité(e) à occuper l’épisode de son univers, de multiples façons, à chaque nouvel opus.
22. Les Démoniaques, Jean Rollin, 1974.
23. Une scène du scénario à cette fois été imaginée par Lili Reynaud Dewar d’après Le Village des Damnés de John Carpenter datant de 1995, remake du film éponyme réalisé par Wolf Rilla en 1960.
24. Marguerite Duras poursuit : “À quoi tu rêves la nuit, toi ? À tout ce qui existe. Et, qu’est-ce que tu préfères ? Les histoires qui sont vraies.“ Marguerite Duras et le petit François, émission Dim Dam Dom, 30 Avril 1965, Archive INA, France.
25. “Wunscherfüllung“ dans la langue d’origine de Sigmund Freud, auteur comme vous le savez d’un des premiers traités sur l’interprétation des rêves publié en 1899.
26. Lettre à Yvon Lambert, 25 mai 1978, Comment regarder une barre de bois rond, Bernard Marcelis, Catalogue du MAMVP, 2009.
27. Cette réflexion est née d’un échange iconographique épistolaire avec l’artiste, Juillet 2017. Le film en question est Je t’aime, Je t’aime, Alain Resnais, 1968.
28. Léon Chertok, L’hypnose, p.260-261 paru en 1965, cité par François Roustang, Qu'est-ce que l'hypnose ?, Les éditions de Minuit, 2002.
29. Conférence de Raymond Bellour autour de son livre : Le Corps Du Cinéma - Hypnoses, Émotions, Animalités, ed. Pol, 2009.