Susan Sontag, Devant la douleur des autres

Devant la douleur des autres, voilà un titre énigmatique parmi la riche bibliographie de Susan Sontag. Plutôt intriguant, l’ouvrage explore notre réactivité émotionnelle face à la photographie, plus précisément la photographie de guerre et donc la représentation de la douleur que celle-ci diffuse, encourage, atténue, capitalise. Jusqu’au début du XXe siècle et particulièrement la Première Guerre mondiale, le conflit demeure hors de portée de l’appareil photographique. Est-ce à dire qu’une guerre sans images n’existe pas ? Par un subtil entremêlement de récits collectifs et de témoignages personnels[1] mis en regard avec une double approche théorique de l’histoire de l’image et de la guerre, l’essayiste nord-américaine déconstruit un certain paysage photographique largement saturé par la représentation des conflits, des agressions liées aux actes de guerre dont le point culminant reste sans doute, la retransmission en temps réel, de l’attentat contre le World Trade Center, le 11 septembre 2001. Marqueur temporel – la date est devenue le titre de l’événement – traumatisme individuel et collectif, cet évènement a profondément transformé notre rapport à l’image et à fortiori notre relation à la douleur. En effet, il est dorénavant possible d’être spectateur et/ou spectatrice, non seulement de l’acte de mort – allégorie de la technique photographique elle-même [2]– mais aussi de sa diffusion en direct. Alors, combien de temps pourrez-vous tenir face à une telle image ? Selon Susan Sontag : « On peut être bouleversé par la vision d’une horreur inventée (je trouve quant à moi, difficile de regarder le somptueux Supplice de Marsyas de Titien, ou d’ailleurs n’importe quelle représentation de ce thème). Mais la honte, autant que le choc, accompagne le regard que l’on porte sur une horreur réelle saisie de près. Les seules personnes à qui revient le droit de regarder des images de douleur aussi extrêmes sont peut-être celles qui disposent du pouvoir de l’atténuer – les chirurgiens de l’hôpital militaire où la photographie a été prise, par exemple – ou celles qui pourraient apprendre quelque chose de cette douleur. Mais les autres sont des voyeurs, qu’on le veuille ou non » (p. 51). Ramenons cette remarque aux médiatisations récentes des attaques terroristes aux Etats-Unis, en France et encore en Europe, non seulement leurs images rappelaient réellement l’horreur des guerres du XXe siècle (il s’agit des mêmes armes et donc des mêmes blessures), mais le langage semblait aussi être le même. Alors que dire lorsque cette imagerie se trouve retransmise en direct à la télévision et/ou sur les réseaux sociaux ? Et surtout pourquoi consacrer un ouvrage entier à la douleur des autres lorsque si peu de regards sont entraînés et donc capables de la regarder en face ? Se pose alors la question d’un rapport professionnel à la douleur. L’autrice nord-américaine cite la légitimité d’un·e professionnel·le à regarder cette douleur dans un soucis d’atténuation voire de réparation de celle-ci à travers l’acte chirurgical. Au même titre qu’une image pornographique semble posséder un capital d’érotisme illimité, renaissant en quelque sorte à chaque visionnage. Qu’en est-il pour l’image de guerre et donc la représentation de la douleur qu’elle véhicule ? Son capital de sollicitation psycho-affective reste-t-il toujours le même ? Ce qui semble étrange dans l’ouvrage de Susan Sontag et ceci dès son titre, c’est l’utilisation même du mot « douleur » associé aux « autres ». En effet, malgré son apparition multiple, le terme même de « douleur » n’est jamais ou peu historicisé, encore moins incarné par un corps, une personne, voire un pronom. Il semble donc résider à la fois au-delà du genre, mais en deçà de l’autorité individuelle représentée sur l’image et/ou l’expérience que le spectateur fait de celle-ci. En sachant qu’il faut environ trois mois pour qu’une douleur s’installe durablement dans l’organisme. Ce phénomène s’explique par l’inscription définitive de la douleur dans la mémoire neurologique de chaque individu·e obligeant ainsi le corps à recréer indéfiniment les signaux ramenant la douleur dite « fantôme » à la vie dès l’apparition des mêmes symptômes. Qu’en est-il pour l’image de la douleur des autres ? Dans quelles mesures anonymiser, universaliser, déclarer un rapport générique à la douleur permet de répondre à cette question ? A ce sujet, Susan Sontag précise que : « Toute mémoire est individuelle et ne peut se reproduire – elle meurt avec chaque individu. Ce qu’on appelle mémoire collective n’est pas le travail du souvenir, mais une stipulation : voilà ce qui compte, voilà comment l’histoire s’est déroulée, et les images sont là pour inscrire l’histoire dans nos têtes. » (p. 97) Il semblerait que la douleur réponde à un phénomène similaire. D’où ce titre toujours aussi interpellant, qui sonne à présent comme un avertissement voire l’aveu inquiétant d’un désir de généraliser ce qui semble ne pas pouvoir l’être.

Arlène Berceliot Courtin



[1] Notons que Susan Sontag entretient une relation particulière à la photographie. En effet, elle publie Sur la photographie en 1977. Un ouvrage devenu culte collectant divers essais consacrés à quelques-uns des problèmes esthétiques et moraux, que pose l’omniprésence des images photographiques. De plus, son fils David Rieff (Boston, 1952) fut journaliste et reporter de guerre. Il a notamment largement couvert la guerre d’ex-Yougoslavie où Susan Sontag s’est rendue à plusieurs reprises et en particulier afin d’y programmer partiellement (elle n’a pas pu finir la mise en scène de la pièce en raison de l’amplification du conflit) En attendant Godot de Samuel Beckett en plein Sarajevo assiégé. Enfin, elle a longuement vécu en couple avec la photographe new-yorkaise Annie Leibovitz (Connecticut, 1949). A ce sujet, voir l’exposition : Annie Leibovitz, The Early Years, 1970-1983 : Archive Project #1, Luma, Arles.

[2] « C’est parce qu’il y a toujours en elle ce signe impérieux de ma mort future, que chaque photo, fut-elle apparemment la mieux accrochée au monde excité des vivants, vient interpeller chacun de nous, un par un, hors de toute généralité (mais non hors de toute transcendance). » Barthes, Roland. « Privé/Public » chapitre 40, La Chambre claire, Notes sur la photographie, Paris : Editions Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 80