Casa Miller

Florian Bézu, Laëtitia Badaut Haussmann, Edith Dekyndt, Carlo Mollino, Marie Lund, Céline Vaché Olivieri
Galerie Allen, 23 June - 29 July 2017 

Courtesy the artists and galerie Allen, Laura Bartlett, Florence Loewy, Greta Meert, Croy Nielsen. Photo © Aurélien Mole.



Des courbes les plus baroques vers les plus minimales, quel est donc le point de rencontre de ces formes dont les émotions semblent en permanente évolution ? Casa Miller. Étrange similarité avec les initiales de son auteur.

De Carlo Mollino, nous connaissons son abondante extravagance; une réponse qu'il a su développer à la modernité tardivement futuriste de Turin, ses rêves de vitesse, d'architecture, et les salons de chiromancie auxquels il confiait parfois son destin. « Un coup d'état est nécessaire pour produire un travail authentique » aimait-il dire.[1] Le sien fût incontestablement le décor, la mise en scène, l'ambiance. Il la déplaçait et la déployait, sans pareil, à travers et en vue de la focale photographique. Une pratique tenue secrète jusqu'à sa disparition en 1973, les complices de cet acte furent donc rares (parmi lesquels se distingue tout de même Carol Rama, vivant de l'autre côté de la Via Napone). De ces images récemment découvertes, se dégage une latence érotique, des suites arrondies dos comme face d'horizontalités dont certaines sont devenues modèles, étalons, maîtres pour ses réalisations futures. Carlo Mollino vivait entre toutes ces manifestations, tant victime d'attractions terrestres que cosmologiques, il croyait à l'influence des forces magnétiques. Architecture de la persuasion à l'état pur, Casa Devalle (1938) tout comme Casa Miller (1936) sont des maisons de l'oubli.[2] L'appartement donnant son titre à l'exposition fût tant singulièrement que savamment aménagé. Ses murs capitonnés étaient recouverts de rideaux et contenaient un grand nombre de coquilles, fourrures, miroirs découpés, lampes desquelles s'échappaient des mains, un buste, tables surplombées de représentations de corps masculins et d'un exemplaire de Italiani, meubles en verre et bois noble, mais aussi des chaises qu'il qualifiait lui-même de “provoquantes” obligeant à une posture de face, soutenue par la droite dorsale, et enfin quelques lits. Ses caractères étaient là, de passage, tout comme nous le sommes aujourd'hui. Un système ingénieux de luminaire déployé sur une alimentation incurvée parcourait l'intégralité de l'espace et le transformait brillamment en chambre photographique à part entière, il permettait non seulement de capturer n'importe quel angle de l'intérieur d'abandon, mais également l'ensemble des possibles de ces modèles contorsionnistes hors-pair. Carlo Mollino était reconnu de son vivant comme théoricien de la photographie, mais c'est par une simple carte de voeux qu'il voulait partager avec ses proches (1959 laisse découvrir ses jambes en bustier de dos, tandis que 1960 se couvre d'un jupon à volants et d'un loup noir), que débuta sa vocation pour une mise à nu de l'image. À la lecture de son messaggio dalla camera oscura, il est d'ailleurs difficile de ne pas succomber : « De ces objets qui rêvent, ignorant leur destin, d'une main devenue portrait et culminant en lèvres entrevues sur un visage disparu, de la présence envahissante d'un nu luminescent, d'un regard clair, mais plein de sous-entendus indéchiffrables, il saisit en état de séduction, l'inéluctabilité de leur existence et le mystère de leur nature. » [3]

Le trouble persiste sur le sujet même de cette phrase, à savoir si l'auteur évoque sa propre pratique ou identifie directement l'outil technique de reproductibilité. Finalement peu étonnant, puisque Carlo Mollino aimait l'ambiguïté, l'énigme, et apportait notamment une planimétrie ironique à l'érotisme. Casa Miller joue de ses codes, de cette palette de couleurs personnelles qu'il appelait aussi “cadran sentimental”, organisant presque scientifiquement un déploiement chromatique composé d'après un manuel de radiesthésie. [4]

Le polaroïd semble avoir été inventé pour satisfaire les impatients, Carlo Mollino y était naturellement très sensible, mais cette invention eut l'effet double de transcender l'attente de l'image autant qu'il développa simultanément une certaine précipitation (de par sa multiplicité) vers son amnésie. Excepté pour ses instantanés dont le montage imprime autant qu'il fascine !

À présent, le rouge fait place au bleu nuit, le moulage d'une tête de cheval - assimilé fétiche - s'incarne en bronze dont l'étreinte provient de coquillages abandonnés dans les poches d'un jean. Les fleurs et éponges de mer jadis collectionnées sont transformées en céramiques laquées, les cheveux se pendent au plafond et deviennent des portraits d'objets émotionnels aux parfums amers de magnolia [5], les rideaux agissent tels des spectres d'un espace disparu, le satin recouvre des sculptures dont seul le collectionneur peut déshabiller l'apparat, le décorum se vide de son textuel contenu provenant de la revue Maison Française pour ne laisser transparaître que sa cristallerie et son oiseau de paradis. L'ambientazione se déplace et se manifeste autrement. Le terme d'origine italienne évoqué ici, reste difficilement traduisible, il se réfère aux informations liées à l'heure et au lieu du déroulement d'une histoire, et s'utilise notamment en littérature ou encore au théâtre. Sorte de costume sur-mesure de l'exposition, il la développe sous une nouvelle forme expressive.

De ses rêves d'espaces privés, cachés, fréquentés (ou pas), fantasmes de bâtiments surplombant la Méditerranée, nous retiendrons de même l'étendue proche.[6] L'histoire d'eau. Et cette pierre plate perdue en plein océan sur laquelle eut lieu la rencontre. Surface recouverte par intermittence de vagues, victime de répétition ou vertige cérémoniel.

— Arlène Berceliot Courtin

[1] Il messaggio dalla camera oscura, Carlo Mollino, 1949, éditions Chiantore, Turin.
[2] Les passions de Carlo Mollino, Giovanni Brino, dans L'étrange univers de l'architecte Carlo Mollino. Paris : Centre Georges Pompidou, 1989, page 28.
[3] Mollino et la photographie, Piero Racanicchi, in L'étrange univers de l'architecte Carlo Mollino. Paris : Centre Georges Pompidou, 1989, page 54.
[4] Les passions de Carlo Mollino, Giovanni Brino, L’Etrange univers de l'architecte Carlo Mollino, page 37.
[5] Edith Dekyndt, A portrait of Things (03)apparue pour la première fois à l'occasion de Strange Fruit, Greta Meert, Bruxelles, 2016. Le titre de l'exposition fait référence à la chanson éponyme, fabuleusement interprêtée par Billy Holiday.
[6] Carlo Mollino, Casa del Sole, San Remo, Italie, 1947-1955

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From the most baroque to the most minimal of curves, where is the meeting point between these forms whose emotions seem to be in a constant state of evolution? Casa Miller. A strange similarity with the initials of its author.

We know of Carlo Mollino and his abundant extravagance, which he developed in response to the belated futurist modernity of Turin; his dreams of speed, of architecture, the salons and palmistry séances where he would, on occasion, reveal his destiny. “A coup d’état is necessary to produce a work of authenticity” he liked to say.[1] His was incontestably the décor, the mise en scene, and the ambiance. Unparalleled, he shifted and deployed it through and in front of the photographic lens. A practice that remained secret until his passing in 1973, the accomplices to the act remained rare (among whom included, nonetheless, Carol Rama, living on the other side of the Via Napone). From these images, discovered only recently, emerges a latent eroticism; a suite of rounded horizontal forms, backs and faces blended together, some of which became the models, standards, or master forms for future realisations. Carlo Mollino lived between these manifestations as a victim of terrestrial and cosmological attraction, he believed in the influence of magnetic forces. An architecture of persuasion in its purest state, Casa Devalle (1938) as well as Casa Miller (1936), are houses of oblivion.[2] The apartment, which provides the exhibition with its title, was arranged as singularly as it was skilfully. Its capitonné upholstered walls were covered by curtains, containing a large number of objects, shells, furs, cut mirrors, lamps from which hands emerge, a bust, tables dominated by representations of the male body and a single edition of Italiani magazine, glass and fine wood furniture, but also chairs that he himself described as ‘provocative’ requiring the sitter’s frontal posture, supported by a straight spine, and finally, several beds. His characters were present, but only in passing, just as we are today. An ingenious lighting system deployed by a curved support mechanism that ran the length of the space brilliantly transformed it into a veritable view camera, allowing him to not only shoot with abandon from any interior angle but also to capture the full range of possibilities of his exceptional contortionist models. Carlo Mollino was recognised in his lifetime as a photography theorist, but it was through a simple greeting card shared with loved ones (1959 revealing his legs in a bodice, or 1960 where he is covered with a tiered petticoat and black Venetian mask), that his vocation for the slow reveal of the image began. Reading from his Il messaggio dalla camera oscura, it is difficult not to succumb: “From these dreaming objects, unaware of their fate, from a hand cum portrait, culminating in lips glimpsed upon a disappearing face, the invading presence of a luminescent nude, a clear look, but full of indecipherable innuendo, he realises he is in the grip of seduction, the ineluctability of their existence and the mystery of their nature.”[3]

Confusion persists in the very subject of this phrase, not knowing if the author is evoking his own practice or directly identifying the technical tool of reproducibility. Ultimately unsurprising as Carlo Mollino liked ambiguity, enigma, and notably bringing an ironic architect’s planimeter to eroticism. Casa Miller plays with these codes, this palette of personal colours that he called a ‘sentimental dial’; almost scientifically organising a chromatic deployment that he composed following a manual on radiethesia. [4]

The polaroid seems to have been invented to satisfy those without patience, and Carlo Mollino was naturally very sensitive to this, but the invention had the doubled effect of simultaneously transcending the wait time of an image and developing a certain rush (via its multiplicity) towards its own amnesia. Except of course for his instant photos where the montage prints as much as it intrigues!

Here in the space, red replaces midnight blue, and the mould of a horse head — an assimilated fetish — is embodied in bronze whose grip comes from shells abandoned in jean pockets. Flowers and sea sponges collected long ago are transformed into polished ceramic, hair hangs from the ceiling becoming the portrait of objects leaving the bitter perfume of magnolia[5], the curtains act as spectres of a now disappeared place, satin covers the sculptures whose splendour only the collector may unveil, the décor is emptied of its textual content, originating from the review Maisons Françaises to show only its crystalware and Bird of Paradise. The ambientazione moves and manifests itself differently. The Italian term remains difficult to translate, referring to information that relates to the time and place a story unfolds, and is used particularly in literature and theatre. A kind of tailor-made suit for the exhibition, it develops here in a new and expressive form.

From his dreams of private spaces, hidden, frequented (or not), fantasies of buildings overhanging the Mediterranean, we too will retain this proximity to an expansive body of water.[6] A story of water.[7] And this flat stone in the middle of the ocean upon which the meeting took place. Surfaces covered by intermittent waves, victims of repetition or of a ceremonial vertigo.

— Arlène Berceliot Courtin
Translated by Alexandra Pedley

[1] Carlo Mollino. Il messaggio dalla camera oscura. Turino: Chiantore, 1949.
[2] Giovanni Brino. “Les passions de Carlo Mollino”. L'étrange univers de l'architecte Carlo Mollino. Paris: Centre Georges Pompidou, 1989, page 28.
[3] Piero Racanicchi. “Mollino et la photographie”. L’étrange univers de l'architecte Carlo Mollino. Paris: Centre Georges Pompidou, 1989, page 54.
[4] Giovanni Brino, “Les passions de Carlo Mollino”, page 37.
[5] Edith Dekyndt, A portrait of Things (03), appeared for the first time on the occasion of Strange Fruit, Greta Meert, Brussels, 2016.
[6] Carlo Mollino, Casa del Sole, San Remo, Italie, 1947-1955.
[7] The author makes deliberate word-play between Anne Desclos’ Histoire d’O, which, when pronounced in French also sounds like “eau”— meaning water.