Johanna Renard, Un Ennui radical : Yvonne Rainer, danse et cinéma

Dans la poursuite des récentes analyses universitaires anglo-saxonnes réunies sous l’appellation des Boredom Studies, Johanna Renard propose à travers Un Ennui radical : Yvonne Rainer, danse et cinéma, une exploration inédite du parcours de vie et de création de l’américaine. Née en 1934, dans la baie de San Francisco, Yvonne Rainer est une artiste incontournable de l’avant-garde artistique et chorégraphique new-yorkaise mais reste étonnamment peu connue du public français et/ou francophone. Cet ouvrage s’offre par conséquent comme une parfaite introduction aussi nécessaire qu’exaltante malgré son titre étonnant voire rebutant au premier abord. Dans quelles mesures l’ennui peut-il guider l’exploration d’une vision transdisciplinaire de l’art au XXe siècle ? Quel type de discours sur l’ennui est convoqué ici ? D’une part, il semble lié à un état d’animation suspendu pendant lequel, rien ne commence, ou plutôt tout commence, mais rien ne se termine. Un ennui auto-infligé en quelque sorte, reposant sur la complicité et la disponibilité totale du spectateur et de la spectatrice comme celui du lecteur et de la lectrice. D’autre part, l’ennui est un refrain, un miroir de l’affectivité inhérente à toute forme de recherche. L’ennui appelle ou plutôt rappelle l’expérience. L’abandon face à un spectacle très lent et trop long par exemple… Le regard porté sur un évènement ou non-évènement qui autorise à travers l’obligation à rester assis·e et donc relativement attentif·ve – à se voir submerger par une vague de pensées. Une évasion temporairement permise, aussi riche et constituante, que le statisme imposé à nos corps. Cité dans l’introduction de l’ouvrage, Jill Johnston énonce à propos du travail chorégraphique de l’américaine : « Yvonne Rainer pose un regard sur le lieu commun que constituent les émotions[1] ». Poursuivant cette déclaration, l’ennui deviendrait en quelque sorte, l’émotion dominante, l’affect comme lieu commun. Une attitude de distanciation individuelle et/ou collective aussi revigorante que libératoire, à travers laquelle, un nouvel espace critique est possible. Cependant, ce choix étonne car s’agissant du travail chorégraphique mais aussi cinématographique d’Yvonne Rainer, nous aurions plutôt imaginé d’autres manifestations émotionnelles telles que : la maladie, l’affectivation, la renaissance, la longévité, l’exaspération, le doute, la réparation, l’engagement, la réconciliation, l’exigence. Mais l’ennui joue bien ici, le rôle principal, le persona à l’origine du mot radical, guidant cette première monographie. L’ennui manque d’attrait, l’ennui semble ingrat, l’ennui s’annonce comme rébarbatif, voire fastidieux, il permet cependant d’exposer avec éclat et précision, les nombreuses subjectivités et/ou subjectivations des personnages féminins élaborés par l’américaine du milieu des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Pour autant, l’ennui doit-il être aussi sérieux ? N’est-il pas plus agité, lorsqu’il alerte par exemple sur l’absence de désir ? Dans ce cas, l’ennui surprend par son côté stimulant, il construit et même répare une attention produisant par la même occasion, des rapprochements sémantiques inexplorés. Par exemple, entre le froid, l’attente, le vide, le silence, la nudité. En l’occurrence celle de Chantal Akerman, se filmant seule dans un appartement vide situé en plein cœur de Bruxelles dans Je, tu, il, elle (1974). Comment décrire l’expérience de cette femme, actrice, réalisatrice, emprise avec le temps qui passe, engloutissant des cuillères et des cuillères de sucre, allongée sur un matelas ? Dans quelle mesure, l’ennui comme norme affective, permet de proposer une nouvelle investigation des politiques de représentations et/ou subjectivations des corps sur scène et à l’écran ? L’ouvrage répond à cette question, en postulant l’ennui comme une prothèse et/ou une tactique de résistance, une possibilité de résilience, contrant la stigmatisation et/ou l’uniformisation des discours sur l’art selon des courants chauds et/ou froids au début des années 1960 – en plein essor d’un minimalisme majoritairement blanc et masculiniste jusqu’à l’apparition d’un cinéma politique célébrant les théories féministes et les futures communautés LGBTQI+. L’ennui est une invitation à l’endurance face à « un temps qui dure, qui s’étend, qui pèse, qui n’évolue pas » (p. 15). Peut-être, est-ce tout cela finalement, l’ennui ? Ou peut-être est-ce plutôt, l’hypnose, le sommeil retardé, le refus de ce qui est ordinaire, la possibilité d’établir une nouvelle communauté émotionnelle sensible et/ou à présent sensibilisée à la découverte d’une œuvre parmi les plus stimulantes de ces cinquante dernières années.



[1] Johnston, Jill. "Pain, Pleasure, Process", The Village Voice, 27 février 1964, p. 15. Citée in Renard, Johanna. Un Ennui radical : Yvonne Rainer, danse et cinéma, Cherbourg-en-Cotentin : De l’incidence, 2022, p. 13