TACITA DEAN, Marian Goodman, Paris, Février 2014. Publié dans Slash Magazine.

Tacita Dean voue un amour particulier à la pellicule qu’elle soit en format 8, 16 ou encore 35 mm, au point de lui rendre hommage à travers FILM, son monolithe exposé dans le Turbine Hall de la Tate Modern en 2012 ou de proposer à l’UNESCO de classer ce médium comme patrimoine culturel immatériel. Loin de sacraliser ce support d’enregistrement caractéristique, l’artiste veut surtout éveiller notre intérêt sur les capacités spécifiques de la pellicule argentique. Pour son exposition personnelle à la galerie Marian Goodman à Paris, elle poursuit cette démarche de revalorisation, par un tout nouveau spectre, celui de sa relation amicale et épistolaire avec James Graham Ballard. De cette correspondance, nous ne verrons rien, le texte accompagnant l’exposition nous apprend juste que J.G. Ballard était au même titre que Tacita Dean fasciné par les œuvres du land artist Robert Smithson. Pendant plusieurs années, ils vont échanger autour de cette passion commune, allant jusqu’à émettre l’idée que la Spiral Jetty ait pu être imaginée suite à la lecture de The Voices of Time (1) écrit par J.G. Ballard en 1960. Une théorie que semble confirmer la découverte du livre parmi les affaires personnelles de l’artiste. En 1997, Tacita Dean décide d’aller dans le désert salé de l’Utah afin d’apercevoir la spirale, malheureusement elle ne la trouvera pas car elle est encore complètement immergée à cette période. De ce voyage, elle ramène tout de même un enregistrement sonore qui deviendra Trying to Find the Spiral Jetty. Cette quête va se complexifier par le défi que lui lance J.G Ballard quelques années plus tard : « Traitez la comme un mystère que votre film résoudra.»(2) Telle est donc l’ambition du film présenté dans l’exposition JG ! Un double hommage à Ballard et Smithson sous forme de panorama donnant à voir les étendues désertiques et lacs salés de l’Utah et de Californie, mais réduire cette œuvre à une simple énumération de paysages serait omettre l’élément principal de cette exposition qui n’est autre que le temps, car l’expérimenter est l’obsession principale de Tacita Dean et la pellicule retient d’autant plus son attention puisqu’elle l’enregistre tout en disparaissant peu à peu à chaque projection. Elle intervient aussi sur la structure même du film, par l’ajout d’encoches quelque peu esthétisantes qui caractérisent la pellicule et par la division de l’image en trois parties installant, de fait, une dimension narrative. Son film JG a été élaboré en plusieurs fois, la pellicule 35mm est d’abord masquée puis utilisée une deuxième fois afin de créer, au hasard du tournage, des surimpressions d’images, des collages expérimentaux version technicolor. Ainsi le film revêt un aspect kaléidoscopique dont le rôle principal est joué par le temps… Ce n’est donc certainement pas lié au hasard si la forme hélicoïdale de la pellicule vient mettre en application les écrits de Smithson (3) en s’accordant parfaitement avec les contours de la Spiral Jetty !
_

1. Dans The Voices of Time, Po­wers, le per­son­nage prin­ci­pal vit dans un pay­sage de col­lines de sel si­mi­laire aux dé­serts ca­li­for­niens, il rend vi­site à un ami qui ha­bite dans une mai­son dont la struc­ture bi­zarre et spi­ra­lée est cen­sée re­pré­sen­ter la ra­cine car­rée de -1.
2. Ex­trait d’une lettre du 4 Dé­cembre 2007 écrite par J.G Bal­lard et adres­sée à Ta­cita Dean.
3. « Pour mon film (un film est une spi­rale faite d’images suc­ces­sives), je me ferai fil­mer d’un hé­li­co­ptère (du grec helix, he­li­kos si­gni­fiant spi­rale) », Spi­ral Jetty, Ro­bert Smith­son, 1970, 16 mm, 34’52’’.

_______________________________________________________________________

PIERRE HUYGHE, Centre Pompidou, Novembre 2013. Publié dans Slash Magazine.

Un sentiment particulier se dégage de la rétrospective de Pierre Huyghe au Centre Pompidou, une forme d’attachement presque magnétique nous incitant à rester ou à revenir la voir. Cette impression s’installe dès l’entrée dans la galerie sud, au moment précis où le gardien annonce votre présence en criant votre nom. Ce sera alors le premier signe de votre appartenance à cette exposition dépliée selon un cadre et un temps autonome et dont la plupart des formes développent une activité intense qui nous amène habilement à prendre en considération notre statut de témoin imparti dans le déroulement de ce voyage. Pierre Huyghe dépose des marqueurs, des repères, des fragments de passé tous co-présents (1). Il donne à voir l’indéterminé sous un angle fascinant, tout en se jouant de notre capacité à habiter et composer une image simultanément. À l’exemple de Untilled (Liegender Frauenakt, 2012) cette femme nue allongée dont le visage disparaît sous un essaim d’abeilles, il s’agit bien de celle rencontrée à Cassel lors de la dOCUMENTA 13, pourtant, elle semble aujourd’hui tout autre. Que devient-elle ou plutôt qu’est-elle devenue ? Par la même occasion, il est nécessaire de se demander ce qu’il advient du terrain vague dans lequel elle trônait, du jardin jonché de plantes psychotropes et aphrodisiaques savamment ordonnées, mais aussi de Human, le chien à la patte rose vivant dans ce microcosme. Est-ce l’occasion de la rétrospective qui a contraint Pierre Huyghe à rapatrier cette femme ou est-ce pour nous permettre de voir le temps à l’œuvre ? Mais Human fait son apparition et trouble nos interrogations par une sensation étrange et rassurante de déjà-vu. Plus qu’une remise en cause du contexte (temporel) inhérent à l’exposition, Pierre Huyghe porte son intérêt sur cette chose en soi, qui grandit indifféremment du spectateur, qu’elle soit mise en lumière ou non (2). Il déplace l’exposition hors de son format habituel et donne par là même des codes pour observer Human déambuler librement dans l’espace. Chacun de ses mouvements fait événement et provoque la réjouissance et l’excitation du public, néanmoins l’animal s’affranchit totalement du phénomène créé par sa propre apparition et reste étranger à tout cela. De la même façon, les déplacements de la patineuse un peu plus loin (L’Expédition scintillante, Acte 3, 2002), le Bernard Lhermitte réfugié au cœur de La Muse endormie de Brancusi (Zoodram 4, 2011), les araignées vivantes (Umwelt, 2011) ou encore le compagnon de Human dont la tête est soit recouverte d’un masque figurant un oiseau (La Toison d’or, avril 1993) soit par un livre luminescent qui semble contenir nos souvenirs passés et présents (The Host and the Cloud, 2010), existent en notre absence. Ils évoluent et vivent dans cet environnement sensoriel étendu à l’échelle d’une exposition. Cet « umwelt » (3) à part entière exprime toute la complexité des organismes vivants exposés et donne l’impression d’être partiellement indexé selon les rythmes de Silence Score (1997) une partition elle-même accordée sur les fameuses 4 minutes 33 secondes de John Cage. L’original est divisé en plusieurs actes : I, Rain 30’ (cockrow and bells), II Wind 2’23’’ (birds + insects) cette orchestration est la retranscription des sons imperceptibles issus d’un enregistrement de 1952. Les annotations correspondent étonnamment à des phénomènes naturels : pluie, vent… Seraient-ce les mêmes conditions météorologiques développées dans le premier acte de l’expédition scintillante ? Neige, pluie, brouillard, précipitation sont ici programmés et semblent tout droit sortis de cubes minimalistes. Ces volumes géométriques soulignent l’émerveillement créé par le conditionnement artificiel de phénomènes atmosphériques dans le prolongement du Centre Pompidou sur la piazza. L’œuvre existe au-delà du cadre réduit de l’exposition et même si ce prolongement d’espace n’est pas suffisant pour rendre compte du ravissement contenu dans L’Expédition scintillante, A Musical (2002), il permet à Pierre Huyghe de détourner l’espace contraignant de la galerie sud, une réflexion qu’il poursuit également en utilisant les cimaises de la monographie de Mike Kelley, ou encore en exposant Timekeeper (1999) qui rejoue et ressuscite l’histoire des expositions passées. Ainsi, la percée dans la cimaise réhabilite les précédentes propositions, le mur vert de l’installation de Guy De Cointet utilisé pour le nouveau festival revit tout comme Le voyage en utopie de Jean-Luc Godard. Pierre Huyghe convoque les précédents hôtes qui ont traversé le musée et continuent de le hanter. The Host and the Cloud évoque, tout aussi justement cette idée d’hôte(s), mais cette fois par la retranscription d’une expérience artificielle vécue par une quinzaine de personnes confrontées à des situations accidentelles. Le tournage a eu lieu dans un musée d’ethnographie désaffecté pendant une année concentrée en trois fêtes populaires : Halloween, Saint-Valentin et Fête du travail. À ces trois occasions, plusieurs témoins ont été invités à entrer dans le musée des Arts et Traditions populaires pour prendre part à cette expérimentation inédite. Le temps exposé dans le film est en dehors du quotidien, il relève davantage d’un imaginaire partagé, d’une aventure collective. Un conte en quelque sorte nous invitant à « vivre l’imaginé » (4), à l’instar de la rétrospective de Pierre Huyghe dont la vitalité spécifique nous empêche de quitter facilement ce monde clos et dont le récit divisé en plusieurs actes ou événements, développe la fantastique capacité de s’auto-générer.

-
1. Pierre Huy­ghe, Écri­tures sin­gu­lières, in­ter­view par Ro­bert Storr, Art Press, n°404, Oct. 2013.
2. En­tre­tien avec Pierre Huy­ghe, pro­pos re­cueillis par Roxana Azimi, Le quo­ti­dien de l’art, n°407, 26 Juin 2013.
3. Le terme à été ini­tié par Jakob von Uexküll et dé­crit le fait que chaque es­pèce vi­vante a son uni­vers propre, à quoi elle donne sens et qui lui im­pose ses dé­ter­mi­na­tions. C’est éga­le­ment le titre d’une œuvre citée pré­cé­dem­ment.
4. David Rob­bins, Science Fic­tion chaude, page 177, Pierre Huy­ghe : le Châ­teau de Tu­ring, Les Presses du réel, 2003.

______________________________________________________________________

FORMING THE LOSS IN THE DARKNESS, Praz Delavallade, Paris, Juillet 2013. Publié dans Slash Magazine.

Forming the Loss in the Darkness n'est pas un hommage comme le précise le texte accompagnant l’exposition, il s'agirait plutôt d'un portrait de l’artiste américain David Wojnarowicz. Figure majeure de la scène artistique issue de l’East Village, rarement exposé en France, il s’est imposé comme un des artistes incontournables des années 80 et notamment par son engagement critique envers la société américaine. L’exposition se construit autour de son film Beautiful People dans lequel nous pouvons entrevoir Jesse Hultberg se réveillant, se travestissant, hélant un taxi dans les rues de New York pour s’aventurer dans une forêt en périphérie de la ville. Une mélancolie se dégage de ces images noires et blanches et cette esthétique vintage fait rapidement place à l’absurdité de la situation. En effet, nous apercevons à présent ce personnage dûment accessoirisé, entrer dans un lac pour semblerait-il s’y suicider. Exaltation de la disparition, cynisme et vacuité de la situation, plusieurs interprétations sont envisageables. Quand soudain, l’artiste posant sa main sur l’eau apparaît en couleur et c’est justement ce passage qui permet à l’exposition de prendre place dans l’espace de la galerie. Les artistes - dont la plupart vivent à New York - ont été choisis pour leurs capacités à composer autour des notions de perte, de disparition, liés à la dimension « Darkness » du film Beautiful People. Ainsi, Untitled 2011, de Thomas Fougeirol dégage une impression de mouvement proche d’une bande passante vidéo dont une partie serait manquante. Et c’est aussi l’effet provoqué par les prélèvements de ciel réalisés par Carlos Reyes. Ben Schumacher évoque la notion de dispersion et ceci dans le choix même de sa légende : Five rear quarters, 2013, pare-brises arrières achetés sur Ebay envoyés au curateur qui seront distribués aux cinq artistes après l'exposition. Il s’agit bien d’une disparition de l’œuvre qui ouvre également une réflexion sur l’existence d’un temps post-exposition. Que deviendront ces pare-brises quand l’exposition sera terminée ? Au même titre, que devient ce personnage s’enfonçant dans le lac ? Et quelle est la nature de cette disparition ? Qu’elles se manifestent à travers une série d’anthropométries sur bâches plastiques, par le recouvrement d’un papier photosensible à l’aide d’un obscur cirage noir, sous forme de poèmes crées spécifiquement pour l’exposition, ou encore de flaques goudronnées figeant le réel en lien discret et amusé avec Memories That Smell Like Gasoline du même auteur. Leurs propositions évoquent tous un versant du caractère de David Wojnarowicz mais c’est peut-être Elaine Cameron-Weir qui pourrait davantage nous renseigner sur les spécificités de ce personnage. En effet Egyptian Technologies, sa sculpture énigmatique prenant l’apparence d’une radio munie d’antennes téléscopiques est la seule à pouvoir véritablement capter les messages laissés par ses intimes sur son répondeur. Les mêmes qui vous accueillent dès l’entrée de l’exposition.

_______________________________________________________________________

LAËTITIA BADAUT HAUSSMANN, NOT EVEN EVEN, In Extenso, Janvier 2013. Publié dans Zérodeux.

Not even even, la deuxième exposition personnelle de Laëtitia Badaut Haussmann, confirme un rapport spécifique au champ de l’image avec une attention particulière portée au mouvement et à son enregistrement. Le premier visuel de l’exposition visible uniquement à travers la vitrine de la galerie représente un coureur arrêté dans son élan. Image figée ou image truquée, le corps semble ici déformé par l’objectif. Il est contrarié dans son mouvement – tout comme la déambulation du spectateur dans l’espace d’exposition – par l’encombrement d’une structure en bois. Celle-ci accueille un nouveau projet – réalisé en collaboration avec Noé Soulier – montrant le danseur et chorégraphe répétant sans cesse la même figure afin d’atteindre la pirouette parfaite. And again and again and again dont le tournage a duré plus de sept heures donne à voir l’épuisement de l’acteur certes mais révèle également les limites de cette action par l’étude de sa composition. Le geste exécuté inlassablement, devient tour à tour précis, approximatif et finalement dissonant. Pourtant l’image à observer n’est plus là, elle s’est déplacée du côté du dispositif de tournage. Ce dernier encercle le danseur et laisse apparaître le rail circulaire dans le miroir de la salle de danse. La mise en abyme produite ainsi occasionne une instabilité et une perte de repères visuels, physiques et temporels. Le mouvement invite à un regard et à un déplacement particulier, sa répétition installe un système réflexif questionnant le mode de transcription et de réception des images. L’action découpée a été reconstituée selon un ordre non linéaire : un montage basé sur une temporalité morcelée caractéristique de la démarche de l’artiste qui dévoile une dimension pré et post-exposition par l’utilisation du hors-champ. Le dispositif d’installation du film aussi appelé Manufactured, recorded, preserved, returned développe encore plus cette idée. En effet, Laëtitia Badaut Haussmann a demandé à chaque personne intervenant lors de la construction du cube de se couvrir les mains de pigments colorés afin de témoigner et d’enregistrer ces manipulations effectuées en amont de l’exposition. Disposée dans l’angle opposé de la galerie, Underway figure #2, composée d’un fil de funambule et de son système de fixation réitère la référence à un temps hors-exposition. La sculpture-installation en attente d’activation, laisse libre cours à toute supposition et imagination de traversée. Au milieu de cet ensemble d’oeuvres, Underway figure #2 semble être la plus emblématique des préoccupations récentes de l’artiste – car elle évoque autant cette dimension de l’amont et de l’aval de l’exposition par l’annonce d’un mouvement – que le montage cinématographique lui-même, par le passage d’une image à l’autre à travers un saut au dessus du vide [1]. Le saut d’une image à l’autre mais aussi celui d’un champ à l’autre : à ce titre, nous pourrions même imaginer Not even even comme un scénario complet mettant en scène différents acteurs comme le coureur, le danseur, le funambule – sans oublier le spectateur – dans une nouvelle appréhension de l’exposition via l’analyse de son hors-champ.